CE DONT JE ME SOUVIENS

D'abord, nous avons entendu que l'une de nos amies était de ceux dont on disait qu'ils sont d'origine juive. Rien ne semblait en résulter, mais maintenant on le savait. Une autre fois, quelqu'un de nos relations a expliqué: ... tu sais, il est tellement intelligent qu'il doit y avoir quelque chose... Tu comprends? J'avais compris. Soudain, on ne sait quand ni pourquoi, je commençai a comprendre les plaisanteries stupides et les sous-entendus, ces débiles qui vous expliquaient quelqu'un ou quelque chose en disant: Vous comprenez, avant la guerre il s'appelait autrement.

15.12.2010

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To, co pamiętam /
To, co pamiętam /

Le texte de Marcin Król est paru dans " TP" n° 46/81, a l'époque de ce qu'on appelle le "carnaval" de Solidarność, sa grande époque d'effervescence - auparavant, la publication d'un reglement de comptes aussi franc avec la campagne antisémite et anti-intelligentsia de mars 1968 était impossible en raison de la censure. Dans le numéro 13/68, dans la rubrique "Tableau de la semaine", on avait seulement pu rendre compte du fameux discours de Władysław Gomułka dans la Salle des Congres: "Dans un vaste discours (lors de la rencontre avec les militants varsoviens du Parti) il a justifié le retrait de l'affiche des "Aieux" de Mickiewicz dans la mise en scene de Dejmek, il a soumis a une vive critique la discussion et la résolution votée par l'assemblée extraordinaire de la Section varsovienne de l'Union des Écrivains polonais, il a fait, au nom des instances supérieures du Parti, une évaluation des interventions et des manifestations de la jeunesse estudiantine a Varsovie et dans d'autres centres universitaires. Les démonstrations et les greves de la jeunesse estudiantine ont été interrompues"; plus bas tombe l'information concernant l'exclusion de l'Université de Varsovie des professeurs Baczko, Bauman, Brus, Kołakowski, Morawski et Maria Hirszowicz. Pendant l'émigration forcée des personnes d'origine juive dont parle l'auteur et la répression exercée contre des scientifiques et des gens des milieux de la culture, plusieurs dizaines de milliers de personnes ont quitté la Pologne.

Stazione Termini. Je cours encore chercher quelque chose, nous nous asseyons sur un banc, ils prennent place dans un train pour Paris. Nous, le lendemain, nous rentrons a Varsovie en avion. Adieux aux amis. Nous avons passé des semaines ensemble, le soir nous avions des conversations sans fin, des conversations faciles et vraies, de celles qu'on n'a qu'avec des gens qu'on connaît depuis des années, de celles qu'il n'est pas nécessaire de commencer par le début, ou l'on ne se soucie pas du respect des regles de l'escarmouche intellectuelle. Avant cela: des soirées semblables et un séjour communs en Amérique, des mois passés a New Haven, l'intensité permanente des journées new-yorkaises. Ensuite: des lettres, parfois de breves conversations au téléphone.

Pourquoi la distance qui nous sépare cesse-t-elle d'etre une distance seulement géographique immédiatement apres la séparation? Qui dresse cette barriere? D'ou est-elle venue? Comment se fait-il qu'un voyage a l'étranger doive instantanément faire que des gens qui sont proches ne peuvent plus se comprendre de maniere normale? Qu'ils commencent d'emblée a vivre dans d'autres mondes et que seul un souci exceptionnel, extraordinaire des liens réciproques permet de maintenir cette proximité? Quand cela a-t-il commencé et que s'est-il passé dans notre vie, que s'est-il passé de tel que le contact quotidien, réel avec la moitié des amis soit devenu si difficile, qu'ils ne peuvent se souvenir que des expéditions d'automne en montagne, du gout des lactaires grillés sur la plaque de la cuisiniere ou de l'ambiance d'une conversation nocturne a Varsovie?

Je me réfere a ma seule mémoire individuelle et pas a la mémoire historique, je fais donc abstraction de l'émigration ancienne. Moi je n'ai souvenir que d'une seule émigration et ces souvenirs remontent a peine a une dizaine d'années. J'étais alors étudiant a la Faculté de philosophie de l'Université de Varsovie, ensuite, j'y ai été assistant pendant quelques années. La Faculté se trouvait dans un bâtiment contigu a l'église Sainte-Croix, rue du Faubourg de Cracovie. Avant la guerre il y avait la une école et nous suivions les cours sur des bancs inconfortables, dans des salles obscures devant de vieux tableaux noirs. Nous passions des journées entieres en discussions sans doute assez stupides dans les couloirs sombres et le hall également dépourvu de lumiere. L'atmosphere de cette époque, B.T. l'a décrite avec justesse dans "Res Publica" n° 5.

En 1964, pour la premiere fois j'ai été témoin d'un meeting. Deux événements coincidaient: ce qu'on a appelé la "Lettre des 34" - dans laquelle d'éminents artistes et intellectuels polonais  soucieux du sort de la culture se plaignaient au Premier ministre du fait qu'il y avait trop peu de papier - et la "Lettre ouverte" de Kuroń et Modzelewski, un document alors (et aujourd'hui encore) quelque peu mystérieux pour moi. J'étais en troisieme année quand les affaires publiques ont commencé a m'effleurer. L'atmosphere de la Faculté était contestataire, mais moi je voulais faire quelque chose. Lorsque Kuroń et Modzelewski furent arretés et condamnés apparurent des groupes de jeunes (a ce moment-la, certains appartenaient encore aux organisations politiques) qui paraissaient devoir poursuivre leur ouvre. J'ai suivi a plusieurs reprises les rencontres de l'un de ces groupes et je me souviens qu'on parlait de différences entre classes et couches sociales et aussi du modele yougoslave et des raisons pour lesquelles cette problématique était considérée comme follement révolutionnaire. Les discussions sur ce sujet m'ennuyerent vite, d'autant que les études et la bonne compagnie de la Faculté étaient suffisamment attrayantes en soi.

Naturellement, aux cours et aux séminaires nous récriminions. Avec le recul, nous nous souvenons mieux de ce qui était réellement bien  (les cours et les séminaires des Ossowski, de Tatarkiewicz, de Kołakowski, Assorodobraj, Baczko, Pomian et Szacki), mais nous ne savions pas tout évaluer alors, et la liste des enseignants remarquables n'était pas tellement longue. Sur quoi reposait donc l'attrait particulier de cette Faculté et de ces années-la en général?

Tout le monde venait a la Faculté, certains séminaires rassemblaient une petite foule de poetes brillants ou ratés, de jeunes critiques, d'étudiants et de diplômés en droit et en physique, de l'école de cinéma et de l'école polytechnique, et bien entendu toutes sortes d'énergumenes. Ils venaient pour écouter les considérations de Brzozowski sur la philosophie ou bien, a l'improviste, sur la question de la grâce dans la littérature philosophico-religieuse des XVIe et XVIIe siecles. Mais a vrai dire ils venaient passer un bon moment dans cette atmosphere éclairée. Parallelement, il y avait les rencontres entre nous, les libations auxquelles certains professeurs prenaient aussi part et nombre de gens intelligents et spirituels. Car la plaisanterie, la bonne blague étaient aussi des plus prisées.

En octobre 1956 eut lieu une conférence fameuse a cette époque, a l'occasion du dixieme anniversaire d'Octobre, et je me rappelle la foule des gens, les bons mots du conférencier et les plaisanteries échangées entre amis quelque part dans le fond de l'assemblée. On ne cessait de raconter ce que quelqu'un avait dit a quelqu'un, ou était quelqu'un qui n'aurait pas du s'y trouver. On raffolait de méchancetés intelligentes, mais plutôt sans réelle tension, sans haine; les opinions divergentes étaient pleinement tolérées, les divergences dans l'attitude morale, non.

Tout de meme, tout le monde se connaissait, on évoquait avec humour les années qui avaient précédé Octobre et on était réellement intelligent, on était donc capable d'apprécier une bonne anecdote. Ce fut la une breve époque de libre pensée spécifique (malheureusement, pour autant que je sache, le cours que Leszek Kołakowski avait pour nous en troisieme année n'existe pas sous forme écrite, il y parlait de Gassendi et des libre penseurs français et, a cette occasion, il avait formulé nettement l'aveu de la foi politico-intellectuelle qui était la sienne et celle des gens qui lui ressemblaient) et c'était effectivement joyeux, bien que le niveau intellectuel de certaines activités, de certaines discussions et de certain livres fut élevé. Tout offrait l'occasion d'une allusion, donc la vie de l'esprit tournait autour de ces allusions supraréelles pour lesquelles la réalité était le mal, mais aussi les souvenirs du début des années cinquante teintés d'humour et le rapport ironique a la réalité politique du moment. On parlait beaucoup des nouveautés méthodologiques, rarement un cercle d'intellectuels polonais pourtant si restreint avait entretenu un aussi bon contact avec les humanités a travers le monde. L'ironie et la plaisanterie étaient obligatoires. Aussi, lorsque des attaques contre "La mort du lieutenant", de Mrożek, apparurent dans la presse, lorsqu'on commença a opposer l'école "nationale" a elle des "persifleurs", ceux qui prirent au sérieux ces escarmouches de l'esprit engagées a un si bas niveau furent peu nombreux. Mais peut-etre n'ai-je pas raison? Comme je n'ai jamais su m'intéresser vraiment aux querelles entre les partisans du jeune et du vieux Marx, comme ce va et vient entre les spheres intellectuelle et gouvernementale me laissait indifférent, peut-etre n'ai-je pas su et ne sais-je toujours pas évaluer l'importance de ces querelles-la?

J'étais attiré par ce monde-la car il brillait, car il amusait, car il fouettait l'esprit, car j'aimais réellement ces gens tellement intelligents, éclairés, qui se comprenaient au quart de tour.

Vint 1967 et la guerre israélo-arabe. En Pologne, les choses ne se passaient pas au mieux. La censure finit par percer le jeu des allusions et - a tort ou a raison - en trouva dans presque tout. Les réunions et les discussions de plus en plus fréquentes avaient maintenant lieu hors de l'enceinte de l'Université. Qui pouvait savoir que ces conversations, qui avaient encore l'allure d'un échauffement intellectuel, feraient bientôt l'objet de questions insistantes et de dépositions circonstanciées? Mais dans cette atmosphere étincelante et colorée les avant-postes d'un autre monde nous parvenaient encore.

Je ne me rappelle pas qui, le premier, m'a informé de l'existence des Juifs. Pour moi les Juifs, en Pologne, en tant que fait et comme probleme, appartenaient intégralement au monde du passé. A cet égard, je n'étais pas une exception dans ma génération. Meme si je connaissais l'existence d'un critere distinctif de cet ordre, je ne savais pas qu'il s'appliquait a la réalité qui m'entourait. D'abord, nous avons entendu que l'une de nos amies les plus proches était de ceux dont on disait qu'ils sont d'origine juive. Rien ne semblait en résulter, mais maintenant on le savait. Une autre fois, une de mes bonnes relations m'a expliqué: "... tu sais, il est tellement intelligent qu'il doit y avoir quelque chose... Tu comprends?" J'avais compris. Soudain, on ne sait quand ni pourquoi, je commençai a comprendre les plaisanteries stupides et les sous-entendus, les débiles qui vous expliquaient quelque chose ou quelqu'un en disant: "Vous comprenez, avant la guerre il s'appelait autrement."

Seulement c'étaient toujours de bonnes histoires. Car enfin, ce n'était pas nous qui avions imaginé le probleme juif. Tout le monde savait que c'était le résultat ou bien le symptôme de luttes quelque part, tres haut. Donc tout le monde en racontait de bien bonnes - les intéressés aussi. Dans notre monde, parmi des gens sans préjugés, entre Varsovie, Kazimierz-sur-la-Vistule et Zakopane, il n'y avait nulle goujaterie, en revanche l'antisémitisme des spheres supérieures comme méthode de gouvernement était bien connu, au moins depuis l'Espagne du XVIe siecle, et on se rappelait le proces des médecins du début des années cinquante, l'hostilité a toute tentative de ce genre était de tradition dans l'intelligentsia polonaise éclairée. Il ne faut pas se laisser entraîner dans cette affaire - c'est ce que nous pensions presque tous.

Espoirs vains, vaines illusions. C'était l'hiver a Varsovie. Nous courions dans la boue vers les porches du voisinage apres une manifestation presque spontanée pour protester contre l'interdiction de poursuivre les représentations des "Aieux" de Dejmek, une manifestation dans laquelle M. portait un calicot proclamant: "Nous exigeons la poursuite des représentations". Et c'est dans la boue que se déroula le meeting du 8 mars. J'étais chez le recteur, dans ce qu'on avait appelé une délégation, et du haut du balcon du Palais Casimir je vis mes amis les plus prévoyants sortir des journaux de leurs poches, qu'ils étalerent sous eux lorsqu'on fit asseoir tous les étudiants afin de repérer ceux qui ne l'étaient pas. Lors de nos rencontres nous ne cessions d'échanger nos impressions sur ce que nous avions lu dans les journaux, sur ce que nous avions vu a la télévision. Les listes successives de noms juifs et les exploits de ceux qui portaient ces noms ainsi que les évocations enflammées de l'activité de Łupaszka et de Paweł Jasienica éveillaient une curiosité malsaine. C'était effectivement a ce point répugnant qu'il était difficile de considérer cela comme tout a fait sérieux. En outre, les gens de ce monde restreint de l'intelligentsia se conformaient a des standards moraux élevés et la question éthique et les leçons de morale étaient d'un usage constant. Mais ces déclarations et ces articles étaient au-dela de toute morale.

On s'intéressait donc bien plus au comportement public de ceux de notre entourage immédiat qu'aux cas extremes. On les évaluait en recourant aux criteres de l'éthique généralement admise dans ce milieu sans code. Dans cette atmosphere-la on évaluait négativement la passivité, l'effacement. Car enfin, les raisons de manifester son opposition étaient si évidentes - le retrait des "Aieux" par la censure, la bastonnade des étudiants, la campagne antisémite - que l'absence de protestation trahissait la violation manifeste de cette éthique.

Le voile de l'élégance intellectuelle et morale fut déchiré. Les premiers émissaires d'un autre monde perturberent ce jeu qui se déroulait dans la supraréalité. Il fut perturbé par la crasse et la laideur qu'il convenait en quelque sorte de négliger, mais on ne le pouvait plus, car c'était tout de meme le mal qui se manifestait, primitif peut-etre, mais si bruyant.

Ecore avant l'allocution de Gomułka le 19 mars, lorsque de cette foule rassemblée dans la Salle des Congres s'éleverent des acclamation régulieres et scandées, haineuses, et que Gomułka prit l'initiative de diviser les Polonais en trois catégories, encore avant ce meeting - ensuite il fut clair qu'il ne s'agissait pas de querelles locales et de motifs de bas étage mais bien de décisions officielles - donc, encore avant ce point critique, au cours de notre deuxieme rencontre, une fille qui commençait ses études me demanda: " Mais je ne sais pas si tu es au courant que...?" "Que quoi?" "Que je suis... je ne sais pas comment le dire, eh bien, que je suis Juive."

Ensuite vint la peur. Naturellement, je craignais d'etre arreté, et puis on nous expliqua qu'il fallait se cacher afin de pouvoir continuer l'action. Quelle misérable action c'était la! Nous préparions quelques déclarations chétives qui devaient etre lues dans les meetings a venir, de plus en plus rares, nous protestions contre les arrestations, nous tentions de dresser la liste de ceux qui avaient été arretés. Donc, pour me protéger de l'arrestation je passai une nuit chez un lointain condisciple. Moi j'avais peur, mais lui bien davantage encore, ses mains tremblaient, il ne pouvait dormir, par conséquent je ne le pus moi non plus. Je le laissai tranquille et ne cherchai plus a fuir l'arrestation, qui intervint d'ailleurs deux ou trois semaines plus tard.

Mais entretemps la peur avait pris corps. Des inconnus avaient battu Stefan Kisielewski dans la rue. Comme nous étions assis avec l'un de nos amis dans un café des environs de Varsovie, des types qui occupaient la table voisine l'avaient dévisagé avec insistance, observant ses traits prononcés hérités de ses ancetres aristocratiques. Ils observaient, examinaient, commencerent a échanger des remarques a haute voix du style: "Mais qu'est-ce qu'il veut donc, ce vieux Juif avec cette tignasse grise?" Nous sortîmes. A un autre des mes amis, au charme oriental en raison de son sang bulgare, on demandait dans les taxis et dans la rue: "Pourquoi n'est-il pas encore parti?" Ou bien: "Il en est déja parti beaucoup?" Avant qu'on ne m'arrete, une perquisition eut naturellement lieu et une feuille bénéficia d'une attention particuliere de la part des fonctionnaires, sur laquelle, bien des années plus tôt, maman m'avait dessiné l'arbre généalogique de la famille. Dans sa naiveté, maman ne savait pas ce qu'ils voulaient. Mais eux cherchaient tout simplement un Juif. Il ne semblait pas y avoir de quoi s'inquiéter dans l'immédiat. Et pourtant: a la fin de l'automne un lointain cousin, un Français apparenté a une fameuse famille juive réputée, vint rendre visite a M. Il se fit voler son appareil photo. Lorsqu'il se rendit a la police, M. lui conseilla de ne pas donner le nom de leurs cousins communs dont la consonance ne permettait aucune ambiguité, car il pourrait avoir des ennuis.

Lorsque je revins a la maison, au bout de trois mois, l'ancien monde n'existait plus. Mes parents venaient justement de rendre visite a des relations auxquelles ils voulaient témoigner un peu de chaleur, parce que monsieur K. avait été chassé de son travail en raison de ce qu'on appelait son origine. Madame K. avait demandé a sa fille qui devait se marier de se rendre spécialement dans une ville éloignée pour dire clairement a ses futurs beaux-parents qu'elle était juive.

Des histoires pareilles, on en racontait beaucoup. Nous nous efforcions en permanence de ne pas laisser la saleté et la peur peser sur nos pensées, mais on ne pouvait éluder les faits. Certes, je pouvais expliquer a mon ami - en général, d'ailleurs, je n'avais pas besoin d'expliquer - que ce n'était pas nous, notre milieu, notre Pologne, qui lui reprochions son origine juive, qui l'avions chassé de l'université et lui lancions des remarques de voyous dans la rue, mais comme cette consolation était maigre. Car c'était pour lui et non pour moi que le monde s'effondrait, car c'était lui qu'on chassait, qu'on tenait pour un citoyen de catégorie inférieure et nous n'y pouvions rien. Je ne pouvais promettre que cela ne se répeterait pas, ni meme l'assurer que dans quelques années tout cela se dissiperait, disparaîtrait.

Du reste, pour beaucoup cette seule épreuve avait suffi, et bien qu'ils vivent aujourd'hui dans les souvenirs, bien que l'image  de la rue du Faubourg de Cracovie par Canaletto, accrochée au mur d'un logement universitaire quelque part tres loin dans une province américaine, ait pour but de garder en mémoire l'époque tout de meme unique de leur jeunesse, les amitiés uniques, les conversations uniques, c'est pourtant ici, dans leur pays natal, qu'ils ont un beau jour été considérés comme différents, et peu importe que cela soit venu d'en haut ou de la base, ils ne pouvaient plus vivre ici. C'était une question de sensibilité individuelle et c'est tout ce que l'on peut dire.

D'ailleurs, il est arrivé pire. Indépendamment des conditions extérieures et de la rue, ce sont les gens les plus proches qui ne résistaient pas a la pression de la saleté et de la peur. Tout comme d'autres, je me suis défendu d'admettre tout cela, et ce n'est qu'en étant confronté a un nouvel événement plus fort ou a une nouvelle impression plus forte que je faisais un nouveau pas du monde supraréel vers la réalité déshumanisée. Chaque pas de ce genre s'accompagnait de la perte d'une nouvelle parcelle de foi, de foi en l'existence de regles du jeu élémentaires dans la vie publique, de foi en la force de la raison et de l'intelligence, de foi en l'ami.

Peu apres mon retour a la maison nous avons consacré, avec mon ami, une matinée aux souvenirs, a l'échange d'informations. Nous avions été tous deux coupés du monde pendant quelques mois. Sa mere téléphona: notre ami commun, relâché un peu plus tard que nous, était réapparu. Nous nous précipitâmes. Visage métamorphosé - semblait-il - par la fatigue et la tension, ses yeux ne connaissaient pas la paix. Il se levait constamment, il voulait aller quelque part, ensuite il voulait boire de la vodka, ensuite il s'attendrissait, ensuite il se querellait a propos de n'importe quoi. Je lui demandai s'il savait quelque chose de sa fiancée qu'on n'avait pas encore relâchée et qui faisait également partie de notre cercle. Il savait, il parla de lettres qu'ils échangeaient. Fiévreux, il me prit a part et me demanda si je voulais etre témoin a leur mariage. Lorsque je répondis bon, peut-etre, le mariage est encore loin, il me saisit par l'épaule et, s'efforçant de me regarder droit dans les yeux, il dit: "Écoute, ce sera un mariage exemplaire, le mariage modele d'un Aryen avec une Juive."

Quiconque a entendu, par une nuit d'aout de cette année-la, le lointain vrombissement des avions glissant vers le sud dans le ciel de la Pologne, celui-la a instantanément senti, non pas de maniere rationnelle mais par les sens, que notre situation avait radicalement changé, que les années qui s'annonçaient ne pouvaient pas etre bonnes. Le bruit des moteurs d'avion étouffait définitivement tout optimisme, tout espoir que la crise de mars s'acheve par un quelconque dénouement humain, ne serait-ce qu'une demi-reculade, une renonciation a prôner et faire le mal. Il n'y avait plus trace du monde de l'ironie et des jeux intellectuels. Nous passâmes les vacances ensemble, a deux, nous regagnâmes Varsovie au début d'octobre, le sujet des conversations était toujours de nouveaux départs.

Récits fébriles du passage au Bureau des Douanes de la gare, ou les biens des pauvres gens et de gens pas nécessairement pauvres subissaient des heures d'intervention au-dehors, observée avec lassitude, tristesse et tension dans la file d'attente. Adieux a la gare, presque toujours la meme, la Gare de Gdańsk a Varsovie, des adieux comme tout adieu, a vrai dire dénués de sens. Réceptions précédant le départ dans des appartements vidés de leurs meubles, des objets personnels et surtout des livres, des appartements vides de sens, dépouillés de leur affectation. Maîtres de maison inattentifs, soudain plongés dans une horrible confusion intellectuelle et émotionnelle et qui commencent a hésiter. Mais il n'y avait pas de retraite possible, il avait fallu prendre sa décision plusieurs mois a l'avance. Et fixer quelques rencontres, s'arranger pour le courrier; parfois un instant d'inquiétude: eux, ils s'en vont, et nous, nous restons seuls ici sous un ciel d'ou nous parvient toujours l'écho du grondement des moteurs.

Je me souviens seulement de quelques conversations, de quelques scenes, je ne sais quels motifs en général avaient guidés ceux qui partaient. Je me rappelle un vieil homme qui, la veille du départ, arpentait l'université, emplissait son regard des images de ces lieux familiers qui étaient pour lui le monde dans sa totalité. Je connais des amis qui ont décidé de partir parce qu'elle avait tout bonnement peur de sortir dans la rue et qu'elle avait passé plusieurs mois dans l'appartement. Naturellement, c'était la une peur nettement exagérée, mais c'était la peur. Je me souviens aussi d'un qui partait avec joie, il estimait qu'il allait conquérir le monde. Je sais les manouvres d'un jeune homme qui voulait obtenir les documents appropriés de l'unique grand-mere de la famille d'origine convenable, mais qui ne voulait pas que la vieille dame apprennent en quoi ils lui étaient nécessaires. Et je me souviens de ceux qui ne partaient pas, couples, familles, amitiés brisés. De ceux qui ne partaient pas car ils estimaient qu'il était trop tard pour commencer une nouvelle vie. Et de ceux qui partaient car ils n'avaient pas d'autre issue apres une telle dévastation de leur vie privée.

Je me rappelle aussi deux importantes conversations au sujet de l'émigration. Lorsque je revins a la Faculté, en automne, je trouvai peu de gens du monde ancien. La Faculté grouillait de gens qui, en mars, avaient évoqué des torts supposés, des ambitions contrariées, et parfois d'authentiques humiliations anciennes. C'étaient eux, maintenant, qui régnaient, eux qui enseignaient, et ces visages chiffonnés de bilieux et d'ulcéreux, ces regards tristes d'envieux et d'ambitieux n'encourageaient pas a rester dans le meme bâtiment et a la meme place qu'eux. C'est pourquoi je comprenais parfaitement les arguments que m'avait présentés un ami au cours d'une de ces conversations. Il faudra passer quelques années importantes pour le développement intellectuel et psychique dans cette atmosphere dépouillée d'âme, orpheline d'intelligence, frappée par une épidémie d'intolérance, de xénophobie, de populisme primaire. Car enfin, la campagne antisémite s'est transformée en campagne anti-intelligentsia. En apparence, nous savions que ces meetings avec des slogans du genre "les étudiants a leurs livres", "les écrivains a leur plume" n'exprimaient pas l'opinion véritable des ouvriers, qu'ils étaient orchestrés, mais nous n'en étions pas totalement surs. Et bien qu'il fut évident que ce n'était pas a la meme échelle, le souvenir des années trente commandait tout de meme de compter avec des sédiments de la phobie de l 'intelligentsia. Mais a part quelques rares exemples d'héroisme en période totalitaire, on sait que le développement de l'esprit exige certain affranchissement de la peur et certain éloignement de la crasse. Donc, me remémorant les encouragements extérieurs réitérés avec insistance, je comprenais les raisons pour lesquelles cet ami en avait assez; il voulait avant tout se protéger - il voulait se retrouver dans un monde ou il est  possible de penser, libéré des pressions de ce genre.

Dans une deuxieme conversation, d'autres arguments tomberent. En Pologne, maintenant - me dit mon ami, les juifs seront toujours un peu suspects. Nous pouvons bien faire, les uns et les autres, tout ce qui est en notre pouvoir, nous ne viendrons pas a bout des mots, des articles, des faits de l'an passé. C'est nous, les juifs, qui avons gâché Mars, c'est nous, du seul fait que nous existons, qui avons fait que l'affaire des "Aieux" s'est métamorphosée en une affaire de noms a préfixes ou a terminaisons en gold, berg ou stein. Ici, dans ce pays, nous ne pouvons plus rien faire de bien pour la cause publique, a l'étranger en revanche... Dans sa partie diagnostic, ce raisonnement me paraissait erroné, surtout rapporté aux événements de Mars qui s'étaient déroulés comme ils ne pouvaient que se dérouler alors. En revanche, dans la partie qu'on peut considérer comme un présage, il s'était avéré juste. Car enfin, au cours des années suivantes, meme a la fin des années soixante-dix, en établissant les listes des signataires protestant dans une affaire quelconque, en réfléchissant a la composition de divers groupes sociaux telle qu'elle était exigée, on prenait souvent en compte cet élément aussi: qu'il n'y ait pas trop de ces gold, de ces berg, de ces stein. Pourquoi agissait-on de la sorte? Difficile d'apporter une réponse simple, mais en général on agissait ainsi avec l'accord de tous les intéressés et, plus ou moins en silence, tous savaient, en quelque sorte, de quoi il retourne. Voici la confirmation des paroles de mon ami: il n'avait pas été possible de venir a bout des faits de 1968.

J'avais beau savoir qu'il n'y en avait que certains, parmi ceux qui partaient, a raisonner comme lui, et alors? Je ne m'étais tout de meme lié d'amitié qu'avec certains, et certains m'étaient proches.

Ensuite, au fil des ans il y eut des rencontres dans diverses villes a travers le monde. Et le retour instantané a l'atmosphere des années d'autrefois, une extraordinaire facilité a établir le contact et ce meme plaisir d'etre ensemble. Des conversations animées comme nulle autre, une compréhension fulgurante fondée sur une meme vision du monde. J'ai aussi rencontré d'autres gens intelligents et amusants, mais je sais que je n'ai jamais pu et ne pourrai jamais échanger avec personne des propos aussi vrais et, en meme temps, d'aussi banale maniere. Il y a quelques personnes au pays et quelques personnes en émigration, des gens qui sont partis et des gens qui ne sont pas partis.

Le souvenir de Mars est aujourd'hui, pour moi, des plus coloré, mais ce ne sont plus les couleurs de la crasse et de la peur, il ne s'organise plus autour de visages délabrés d'arrivistes et je n'entends plus aussi nettement le ronflement des moteurs des avions, je ne veux pas me rappeler la grisaille et le vide, ça ne vaut pas la peine de s'en souvenir, en revanche le souvenir des actions et des émotions juvéniles me fait un peu rire et me fait un peu honte. Ce qui domine avant tout, c'est un sentiment de regret et de perte: conversations perdues, perdus les contacts quotidiens avec des gens qui m'étaient proches. Regret de ne pouvoir bénéficier en permanence de la splendeur intellectuelle des professeurs de jadis, regret que parmi ces rares foyers d'une intensité particuliere qui surgissent dans la vie de chacun d'entre nous, seuls quelques-uns brulent d'un éclat distant et ravivé de loin en loin.

Marcin Król (nÉ en 1944) est historien des idées et philosophe, professeur a l'Université de Varsovie. Dans les années soixante il a participé aux séminaires indépendants a l'Université de Varsovie. Emprisonné apres mars 1968. Fondateur et rédacteur en chef du périodique "Res Publica" (ensuite "Res Publica Nowa"), pendant de nombreuses années collaborateur, rédacteur et membre de l'équipe rédactionnelle de "Tygodnik Powszechny" (jusqu'en 2007).

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Artykuł pochodzi z numeru TP 13/2010

Artykuł pochodzi z dodatku „Żydownik Powszechny (Francais)