OUBLI COLLECTIF

Les dirigeants de l'État dans la clandestinité connaissaient les crimes commis par des Polonais contre des Juifs en 1941. Pourquoi n'ont-ils pas sonné l'alarme? Est-ce parce que le sort des rustres et des Juifs était indifférent a l'élite d'alors?

15.12.2010

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Niepamięć zbiorowa /
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Le texte de Jan Tomasz Gross a paru dans "TP" n° 32/04 comme une discussion ouverte a laquelle ont également pris part Paweł Machcewicz et Rafał Wnuk ("Les crimes de Jedwabne et Radziłów sont exceptionnels par leur caractere scabreux, surtout de notre point de vue: nous, contemporains vivant dans des conditions de relative stabilité et de paix"), Jerzy Jedlicki ("Il n'importait tout simplement a aucun de ceux qui savaient de plier leur connaissance privée aux canons de la connaissance publique; mieux valait oublier"), Hanna Świda-Ziemba, Władysław Bartoszewski, Jan Woleński, Marcin Kula, Dawid Warszawski et Wojciech Lizak; les sujets soulevés dans "Oubli collectif" ont été développés quelques années plus tard dans "La Peur". En 2006, dans les colonnes de "TP" a paru un texte de Gross, "Je précise que le sang sur mes vetements..." consacré au pogrom de Kielce, empruntant aussi a des matériaux exploités dans un livre sur l'antisémitisme d'apres-guerre. La premiere de "La Peur" (compte rendu  dans les colonnes de "TP" par Paweł Machcewicz et Jerzy Jedlicki) a relancé la discussion. "L'examen douloureux de leurs attitudes a l'égard des Juifs, les Polonais l'ont entrepris il y a déja quelques années grâce au livre précédent de Gross, ce dont l'auteur lui-meme ne semble pas vraiment prendre conscience", écrivait Paweł Machcewicz dans son texte "Nuances de noir" ("TP" n° 2/08).

Des l'instant ou je me suis mis a écrire "Les Voisins" je me suis posé cette question: comment se fait-il que le crime de Jedwabne n'a pas été enregistré dans l'historiographie de l'occupation? Moi-meme il m'a fallu des années pour etre informé de la relation de Szmul Wasersztejn. Comment expliquer pareille ignorance de la part de nombreuses générations d'historiens qui, pourtant, se sont intensément occupés de la thématique de la guerre? Ce n'est pas que quelqu'un n'ait pas su d'emblée déchiffrer un doccument qui lui était tombé entre les mains, ou bien qu'ayant eu connaissance d'un évémenement il ait tenté de le dissimuler au grand public. Les erreurs et la supercherie sont des choses fâcheuses, mais du point de vue de la connaissance historique cela ne présente aucun mystere.

Nous savons, nous ne disons pas

Dans le cas de l'assassinat des Juifs de Jedwabne nous sommes pourtant devant un mystere archicurieux. N'est-il pas surprenant que la connaissance de ce crime-la étant générale (les gens de la localité et des environs savaient tout), de notoriété publique (un proces s'est déroulé a Łomża au cours duquel on a tout déballé), enregistré par écrit (l'événement était décrit dans le livre du souvenir des Juifs de Jedwabne publié en 1980 et dans un article publié en 1969 Szymon Datner y avait fait des allusions limpides), elle soit cependant absente de l'historiographie de l'époque? Ce n'était pourtant pas un mince événement, marginal, de peu de signification - la discussion qui s'est engagée en Pologne autour de cette affaire en est la meilleure preuve.

Comment peut-on regarder quelque chose et ne pas le voir? Comment peut-on savoir quelque chose et en meme temps ne pas s'en rendre compte? Voila des questions qui exigent une réponse - et pas réduite a des remarques sur la psychologie de la perception individuelle. Apres la parution des deux volumes d' "Autour de Jedwabne" (Varsovie, 2002) - résultat de preque deux années de recherches d'historiens et de juristes liés a l'Institut de la Mémoire nationale - ces questions nous frappent avec une force encore accrue.

Car il est avéré que pendant l'été 1941 les habitants d'au moins deux douzaines de localités du secteur de Białystok ont assassiné des concitoyens juifs (Pawel Machcewicz, "Autour de Jedwabne", p. 22). Ces crimes - mais on parle d'assassinats en masse - ont eu lieu sur une étendue de plusieurs districts et ont duré plusieurs semaines. Il ne s'agit donc pas d'une, deux ou trois localités toutes proches les unes des autres et de la violence paroxysmique d'une seule journée (on savait depuis le début qu'a Wąsosza, Radziłów et Jedwabne, la population locale avait assassiné des voisins juifs) - mais cette vague de comportements criminels n'a laissé positivement aucune trace, ni dans les manuels ni dans les ouvrages spécialisés de l'Histoire de Pologne. Comment une chose pareille a-t-elle été possible? Ces crimes n'ont-ils jamais été répertoriés - hormis, bagatelle,  dans la mémoire collective de quelques centaines (?) de milliers d'habitants des contrées de Podlachie et de la région de Białystok? Mais dans ce cas, que signifierait le fait que des événements tout de meme peu banals, dont des dizaines de milliers de gens sont les témoins, n'entrent pas dans les canons de la connaissance de l'époque?

Le deuxieme volume d' "Autour de Jedwabne", un ensemble de documents sur les themes qui nous intéressent, permet de s'orienter sur ce qu'on savait (mais aussi - qui et quand) sur le comportement de la société polonaise en 1941 dans la région de Białystok. Dans la deuxieme partie sont rassemblés en pas tout a fait trente pages des "documents de l'État polonais dans la clandestinité sur la situation dans la région de Białystok apres le 22 juin 1941" (pages 123-154). Les auteurs de la majorité des textes sont des gens du Bureau d'Information et de Propagande du Commandement principal de ZWZ, l'Union pour la lutte armée (plus tard l'AK, l'Armée de l'Intérieur) - et par conséquent, en raison de leur appartenance a cette organisation et de la fonction qu'ils occupent, des gens dignes de confiance. Quelques-uns ont survécu a l'occupation. Ce ne sont pas des figures anonymes. Aleksander Gieysztor, l'un des corédacteurs des "Informations courantes" était un médiéviste de réputation mondiale et il fut, pendant un certain temps, président de l'Académie polonaise des Sciences. Un autre des rédacteurs, Antoni Szymanowski, a servi avec dignité la diplomatie polonaise apres la guerre. Le professeur Stanisław Płoski, chef du Bureau militaire historique de l'Armée de l'Intérieur, fut un remarquable connaisseur de l'histoire contemporaine.

Ainsi donc, les documents réunis dans le volume de l'Institut de la Mémoire nationale non seulement portent la marque des institutions clandestines les plus sérieuses, mais ils sont issus d'un milieu exempt d'antisémitisme (Jan Rzepecki et ses collaborateurs du BIP, le Bureau d'Information et de Propagande, passaient dans la clandestinité pour des démocrates gauchisants) et sont sortis de la plume de gens remarquables. Certains des documents cités sont paraphés par le chef de l'Armée de l'Intérieur, Stefan "Grot"-Rowecki, ou bien par des officiers inspecteurs de l'AK.

Dépeche de Rowecki du début de juillet 1941: "Les premieres nouvelles des territoires conquis indiquent des sympathies instinctives pour les libérateurs de l'oppression bolchevique a laquelle les Juifs ont pris une grande part. A Brześć, pogrom de Juifs libérés par des Polonais sortis de prison." (p. 130). Juillet 1941, Bureau militaire historique, "Annexe au sujet de la terreur": "Dans de nombreuses villes (Brześć sur le Bug, Łomża, Białystok, Grodno) la population locale polonaise (de concert, hélas, avec les soldats allemands) a commis des pogroms ou meme des massacres de Juifs" (P. 132). Septembre 1941, rapport d'un officier de ZWZ: "Sur le terrain, les Polonais voient dans les Allemands leurs libérateurs, partout ils ont accueilli l'armée allemande presque avec enthousiasme, avec des fleurs, parfois des arcs de triomphe, et ils leur ont offert leur collaboration. Cela concerne tout le monde, sans considération de niveau social. Les Allemands tirent volontiers parti de ces services... L'hostilité des Polonais a l'égard des Juifs y est telle que cette population n'imagine pas qu'un rapport normal avec les Juifs puisse s'établir a l'avenir" (p. 138). Septembre 1941, rapport du réseau de renseignement de ZWZ: "... dans les localités de moindre importance il n'y a que la Hilfspolizei, composée d'anciens policiers polonais ainsi que de Polonais et de Biélorusses locaux. Dans les municipalités ce sont principalement des Polonais qui sont en fonction" (p. 139). Octobre 1941, "Annexe au sujet de la terreur": "L'entrée des troupes allemandes a déchaîné, concernant les Juifs, une terreur aux dimensions carrément monstrueuses, exercée par l'armée avec une participation notable de la population locale" (p. 143). Rapport de situation de la Délégation intérieure du gouvernement de la République de Pologne pour la période du 15 aout au 15 novembre  1941: "A ses débuts, une propagande allemande habile a suscité une disposition d'esprit favorable a l'occupation. On affirmait constamment que les Allemands étaient venus pour libérer le pays des bolcheviques et des Juifs, ce qui était facile a croire puisqu'on suggérait l'idée d'organiser des pogroms et qu'il y en avait eu a grande échelle dans les districts de Szczecin, de Łomża, d'Augustów et de Białystok... Au moment présent, presque tous les postes administratifs attribués par les Allemands, a l'exception des postes de direction, se trouvent entre les mains des Polonais... une partie de la jeunesse aux convictions fascistes et meme nombre d'anciens membres d'organisations indépendantistes sont passés au service allemand, créant des sections de milice" (p. 147). "Annexe au sujet de la terreur", novembre 1941: "Des pogroms sont provoqués avec la participation de la population locale" (p. 148).

Que commande la décence?

Ainsi donc, il n'y avait pas que la population locale a avoir connaissance des pogroms de Juifs commis par leurs concitoyens. Comme on le voit d'apres les documents cités, les autorités centrales de l'État clandestin étaient également informées des événements a chaud. Des notes ainsi rapportées - et c'est la, assurément, le jeu quasi complet des documents clandestins sur ce sujet (l' "Annexe au sujet de la terreur" de juillet 1941 annonce que des informations plus précises seront données "une prochaine fois", mais comme les rédacteurs du volume nous en informent dans une note, on n'a trouvé aucun autre rapport de ZWZ concernant la participation de la population polonaise aux actions antijuives - il résulte que le phénomene n'a pas suscité d'intéret particulier. Rien n'indique qu'on ait exigé d'ou que ce soit une documentation complémentaire, des comptes rendus plus détaillés ou des études approfondies.

Pourquoi? Finalement, l'une des principales missions que s'était fixé l'État clandestin (indépendamment des différences idéologiques des organisations qui le composaient) était de se soucier des impondérables, d'empecher la substance nationale de se désintégrer, de réagir a la démoralisation collective découlant de la soumission aux mesures prises par les autorités d'occupation, de cultiver l'honneur, la dignité humaine, la simple décence, les vertus civiques et le patriotisme - particularités que l'occupant voulait détruire toutes ensemble et chacune séparément. Comment pouvait-on alors ne pas attirer l'attention sur une situation dans laquelle un groupe de citoyens prend part a l'assassinat d'un autre groupe de citoyens a l'instigation de l'envahisseur? - car, tout de meme, on a commis ces crimes contre les Juifs en collaboration avec les nazis (sujet qui ne s'est pas non plus trouvé dans le champ d'intéret des historiens jusqu'a présent).

Peut-on vraiment imaginer des actions collectives aussi malfaisantes du point de vue des objectifs de la clandestinité? Est-ce que jamais encore pendant l'occupation se sont manifestées avec autant de force la démoralisation, la déstructuration des vertus civiques, la déshumanisation radicale de groupes entiers de la population polonaise? Pourquoi ce viol de l'impératif consistant a ne pas se laisser exploiter par l'occupant contre des citoyens (bafoué ici de la pire maniere possible puisque les gens se sont laissé entraîner dans une complicité de meurtre) n'a-t-il pas provoqué la panique, l'effroi et la nécessité d'une réaction? Pourquoi meme ces gens aimables, intelligents et convenables - je parle des gens du BIP, le Bureau d'Information et de Propagande, précédemment cités, que j'ai connus car ils ont fréquenté l'appartement de mes parents apres la guerre, ma mere ayant été agent de liaison du BIP ou son premier mari, Stanisław Wertheim, fusillé pendant l'occupation, rédigeait les "informations courantes" avec Giesztor et Szymanowski - pourquoi n'ont-ils pas sonné la diane jusqu'aux nues a la nouvelle de ces crimes monstrueux, ne se sont-ils pas arraché les cheveux, car enfin c'était la une catastrophe a laquelle la presse clandestine et les autorités auraient du réagir sur-le-champ?

Il ressort de tout cela que seul Jan Karski a compris, des le premier instant, le danger que présentait en soi l'antisémitisme des "couches les plus larges de la société polonaise". "Leur rapport avec les Juifs - écrivait-il dans un document remis au Premier ministre Sikorski, a Angers, au cours de l'hiver 1941 - est généralement brutal, souvent impitoyable. Ils profitent en grande partie des autorisations que le nouveau pouvoir leur donne. Ils profitent sans retenue de ces autorisations, souvent meme ils en abusent. Cela les rapproche jusqu'a un certain point des Allemands... La "solution du probleme juif" par les Allemands - il me faut l'affirmer avec le sentiment absolu de la responsabilité de mes propos - est un outil sérieux et assez dangereux entre les mains des Allemands pour la "pacification morale" de larges couches de la société polonaise... Cette question crée quelque chose dans le genre d'une étroite passerelle sur laquelle se rencontrent "en bonne intelligence" [souligné par l'auteur] les Allemands et une grande partie de la société polonaise... Cette situation menace de démoraliser de larges couches de la société, démoralisation qui peut entraîner beaucoup de difficultés pour les autorités futures dans leur tâche de reconstruction de l'État polonais."

Karski acheve cette partie de son rapport par la conclusion suivante: "L'adoption d'une attitude passive face au présent état de chose menace de démoraliser la société polonaise (principalement ses basses couches) et expose a tous les dangers résultant de cette "bonne intelligence" [souligné par l'auteur] - meme partielle, mais dans bien des cas sincere - d'une bonne part des Polonais avec l'envahisseur" ("Les siecles parlent", novembre 1992, pages 3-8). Hélas - comme nous le savons aujourd'hui - bien qu'il avait raison il parlait dans le vide. On lui fit d'ailleurs retirer, déja a cette époque, ce passage et quelques autres de son rapport, afin que les Alliés n'apprennent pas par hasard les dispositions d'esprit antisémites sévissant en Pologne occupée.

L'escalier de service

Par conséquent, des lors que l'impasse sur les assassinats en masse de Juifs par leurs voisins polonais ne peut s'expliquer ni par l'ignorance ni par la mauvaise volonté des autorités clandestines, comment devons-nous comprendre cette "omission"? A quoi faut-il attribuer cette absence de prise en compte de phénomenes - pourquoi insister ici - monstrueux?

Apres avoir éliminé les hypotheses alternatives (on ne savait rien de ces crimes et les gens de mauvaise volonté ont dissimulé ce qu'ils en savaient) arrivons-en au point a partir duquel il faut faire un pas dans l'inconnu. Selon mon intuition, il convient de rechercher les causes de cette cécité sélective dans la structure postféodale, hiérarchisée, de la société polonaise

Stanisław Mikołajczyk a dit un jour que ses collegues du gouvernement en émigration ne lui avaient jamais pardonné d'etre un paysan. La distance de classe, le mépris pour celui qui était plus bas dans la hiérarchie sociale, tout cela dans la Pologne d'avant-guerre n'était pas seulement "du Gombrowicz", mais la vie elle-meme. En suivant cette piste nous pouvons imaginer que le meurtre de Juifs par la population paysanne et les habitants de petites localités - des événements se déroulant dans ce qu'il est convenu d'appeler les couches sociales inférieures - a échappé au champ de vision des couches supérieures des fonctionnaires-  hobereaux et a l'intelligentsia qui ont d'abord bâti la clandestinité et qui ont ensuite écrit l'histoire. Ce n'était tout de meme que "l'escalier de service", alors que la guerre dans son cours patriotico-créateur de mythe se jouait sur la scene principale du drame national.

Le pays privé de son indépendance nationale par les États voisins, les opérations des occupants visant a anéantir les élites, une résistance héroique prenant fin sur une insurrection condamnée d'avance, le sacrifice des meilleurs dans un combat inégal, la défense des impondérables malgré le pragmatisme suggérant le compromis - voila la matiere effective de l'épreuve de la guerre, l'ultime tableau du mystere romantique. Il était facile aux héros du drame de céder a l'illusion que la couche inférieure n'avait aucun rôle a jouer dans cette affaire. Quelqu'un, de temps a autre, prenait note de leur sort bien qu'ils n'avaient guere de signification. La ou il était question d'honneur, d'impondérables, de raison d'État, de Patrie, enfin, "les rustres et les Juifs" n'avaient rien a ajouter.

Le livre d'un auteur remarquable, le professeur Hanna Świda-Ziemba, vint inopinément au secours de celui qui ressassait ces réflexions. Wydawnictwo Literackie, [Les Éditions littéraires], ont publié en 2003 son "Vol interrompu"- une étude sur "la jeunesse intellectuelle de l'apres-guerre a la lumiere de lettres et de souvenirs des années 1945-1948". L'auteur, qui a passé son baccalauréat a Łódź en 1948, nous a offert la une (auto)biographie collective de sa génération. Le livre fourmille de citations tirées de "91 documents personnels complets" choisis par elle, parmi lesquels figurent des souvenirs, des collections de lettres ou, enfin, des sources d'exception, selon moi, dans l'histoire issue des mémoires, notamment des correspondances échangées par des éleves pendant les cours - "Je dispose de sept "cahiers de correspondance" semblables de diverses villes", écrit Świda-Ziemba (p. 17).

Dans "Le vol interrompu", les propos des héros du livre nous présentent le niveau de connaissances de la jeunesse intellectuelle juste apres la guerre. En gros, ils avaient 10 ans lorsque le conflit a éclaté, ils ont suivi les cours clandestins pendant l'occupation, ils venaient de familles intellectuelles - jeunes freres et sours de la génération des "Rangs Gris" décrite dans "Pierres sur le rempart".

"La guerre n'a pas empeché que l'univers des valeurs conforme a la vision du monde d'avant-guerre continue d'etre transmis aux enfants (et ensuite a la jeunesse) a la maison, parmi les amis, dans les églises, aux cours, dans la résistance, dans les bulletins clandestins, dans les contacts quotidiens entre les gens - Hanna Świda-Zaremba explique ainsi le mécanisme de la socialisation de ceux de son âge. - Qui plus est, cette vision du monde est transmise et affermie dans une atmosphere émotionnelle particulierement forte... Tout ce qui existait avant la guerre pour les enfants et la jeunesse en tant qu'idéal, image littéraire ou voie future pour la "vie adulte" prend maintenant un aspect réaliste - lourd de menace -. Cette menace est prise dans les filets du romantisme... Ainsi donc, aussi bien sur le plan de la "prise de conscience" que dans l'action, les adolescents de cette génération sont plongés dans la mystique du "sacrifice polonais" aspirant a la victoire" (p. 58). L'auteur explique que sa génération, en tant que "derniere du rang", a préservé la continuité des modeles traditionnels. "Lorsque j'étais jeune - écrit-elle -  j'avais l'impression de ressembler davantage a mes parents dans ma perception du monde qu'a mes éleves et a ma sour plus jeune de pres de neuf ans" (p. 7).

Dans le livre de Świda-Zaremba j'ai cherché des informations sur la maniere dont la génération du "dernier rang" de cette jeunesse intellectuelle a enregistré la catastrophe de la judéité polonaise, et j'ai trouvé un bref paragraphe disant que les jeunes ont tiré de la guerre une indifférence spécifique aux épreuves des "autres", meme les plus traumatisantes, hors de leur propre communauté, et que des réflexions plus sérieuses au sujet de l'Holocauste faisaient aussi défaut dans les matériaux que l'auteur a étudiés (pages 56-57). L'auteur écrit que l' "Holocauste n'a pas constitué un sujet de réflexion... on a pris le probleme juif comme si le monde était revenu a l'époque précédant la guerre et que l'Holocauste n'avait jamais eu lieu... Les antisémites intervenaient avec des reproches d'avant-guerre... L'Holocauste lui-meme, en revanche, comme secousse, comme argument véritable, n'était pas présent dans ces discussions... pourquoi la prise de conscience et l'épreuve de l'Holocauste n'ont-elles pas bloqué chez les jeunes la possibilité de manifester des attitudes antisémites, pourquoi chez les polémistes antisémites cela n'est-il pas invoqué comme argument?... Je puis noter cela comme un fait aujourd'hui surprenant, que je ne comprends pas a fond mais qui s'est réellement produit" (pp. 92-94).

Évidemment, peu de gens parlaient de l'Holocauste en Europe apres la guerre, et les Juifs se trouvaient "hors de leur propre communauté. Et puis "la jeunesse intellectuelle a vite appris qu'elle vivait dans une société hiérarchisée... Au sommet de cette hiérarchie devaient se trouver "les gens bien éduqués", autrement dit - l'intelligentsia" (p. 42).

A quoi ressemblait le modele de l'intellectuel polonais inculqué a la jeunesse? Eh bien, "l'homme "bien éduqué" - écrit Świda-Ziemba - c'est avant tout une personne aux manieres bien définies... et aussi un homme cultivé, enfin quelqu'un dont les valeurs bien définies témoignent qu'il n'est pas un "rustre"... On nous inculquait aussi que dans la société l'intelligentsia a pour mission de préserver les valeurs supérieures... Si l'image de la Pologne, de Dieu, du Christ était généralement comprise dans un héritage plus large, on inculquait aux enfants le modele de l'homme bien éduqué au jour le jour, sous des formes diverses, en général des remarques laconiques. En voici des exemples: "Ne te conduis pas comme un rustre", "ce n'est pas une compagnie pour toi", "souviens-toi que tu es un enfant d'une bonne maison". Le monde "extra-intellectuel" était envisagé en ayant recours a d'autres catégories conceptuelles. Le "peuple" en était une. Le "peuple", c'étaient tous ceux qui ne comptaient pas au nombre des gens "bien éduqués". Le peuple c'étaient: les paysans pauvres, riches, sans terre; les ouvriers qualifiés, sans qualification, les analphabetes, le lumpenprolétariat; mais aussi les gens sans éducation (ou ignorant les manieres et les valeurs des intellectuels), les artisans et les commerçants. En d'autres termes, dans la vision du monde qui était transmise, le monde social en Pologne se partageait entre l'intelligentsia et le peuple... Le peuple était "ignorant", non initié (et cela aussi au sens de l'appartenance nationale). D'une certaine maniere il fallait donc respecter le peuple, mais en meme temps son existence constituait un défi pour l'intelligentsia. Dans la mesure du possible il convenait d'apporter son aide au peuple, mais avant tout de "propager" le savoir. Le peuple était comme un sol en jachere, qu'il faut cultiver. Le fait d'appartenir a la couche de l'intelligentsia - la couche supérieure nettement plus intelligente, bien éduquée - impliquait des devoirs. Au nombre de ces devoirs il y avait la charité, mais avant tout "l'éducation du peuple", son initiation - au plan de l'hygiene, de l'éducation, du patriotisme" (pp. 43-45).

On se doute bien que pour les gens bien élevés, sous le rapport de l'hygiene, de l'éducation et du patriotisme les Juifs laissaient autant a désirer que le peuple lui-meme. Il est fort vraisemblable que nous ayons ignoré le crime commis contre les Juifs par le "peuple" parce que les déreglements chez les "rustres" ne sont guere intéressants pour les gens de "bonne compagnie". La-dessus personne ne mentait ni ne dissimulait vraiment quoi que ce soit parce que cela ne s'y pretait pas.. Espérons que cet état d'esprit a changé et que la société d'aujourd'hui exigera des historiens qu'ils portent un regard sur son passé a travers le prisme d'une éthique revendiquant un savoir qui pose que tous sont égaux.

Jan Tomasz Gross (nÉ en 1947) est sociologue et historien, chercheur scientifique a l'université de Princeton. Comme étudiant en physique, il a pris part aux manifestations de mars 1968 - arreté et emprisonné pendant cinq mois, il a bientôt émigré avec ses parents aux USA. Avec Irena Grudzińska-Gross, il a publié "En l'an quarante, mere, ils nous ont déporté en Sibérie" - un choix de témoignages dus aux déportés du NKVD dans les camps et en relégation (1983). "Les Voisins" - le livre consacré au crime de Jedwabne - a paru en 2001,  et "La Peur" - un travail sur l'antisémitisme en Pologne apres la guerre - en 2008 (édition anglaise en 2006). Dans "TP" n° 6/08, on a publié "Histoire d'une maladie" - entretien biographique de Piotr Mucharski avec l'auteur des "Voisins".

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Artykuł pochodzi z numeru TP 13/2010

Artykuł pochodzi z dodatku „Żydownik Powszechny (Francais)