TOUT CELA N'A AUCUNE SIGNIFICATION

Marek Edelman: Ceux qui ne posent pas de questions mais qui écoutent, seulement, comprennent parfois. Alors que toi tu veux en savoir davantage. Mais on ne peut pas en savoir davantage. Car ce n'est pas parce que tu veux savoir quelque chose que j'ai, moi, a te le dire. Moi je ne veux plus vraiment rien dire. Je ne suis pas en état et je ne veux pas parler de tout ça.

15.12.2010

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Cet entretien a paru dans "TP3 n° 46/99. L'insurrection du ghetto, Marek Edelman l'a racontée aussi a Ania Guzik, Witold Bereś, Krzysztof Burnetka et Tomasz Fiałkowski dans "TP" n° 16/93; la source de l'aversion pour Marek Edelman en Israël, l'auteur de l'interview l'a expliquée dans "Le Héros élu" ("TP" n° 12/06). Les  livres qu'évoquent les interlocuteurs sont de Hanna Krall: "Prendre le Bon Dieu de vitesse", de Marek Edelman: "Le ghetto lutte", ainsi que de Cywia Lubetkin: "L'Extermination et l'Insurrection". Mordechai Anielewicz, Antek (Yitzhak) Cukierman, Celina (Cywia) Lubetkin, Masza Putermilch, Jurek Wilner, Kazik (Simcha) Rotem, Stasia Rozensztajn Starker, Inka Świdowska sont des soldats et des agents de liaison de l'Organisation Juive de Combat. Yitzhak Cukierman et Cywia Lubetkin sont partis en Israël apres la guerre et sont morts la-bas; ils habitaient au kibboutz Lohamei Hagettaot. Estera Iwińska (1886-1963), la sour de Wiktor Alter, leader du Bund, fut retenue comme otage avec Stefan Starzyński en septembre 1939, elle s'enfuit et parvint aux USA, apres la guerre elle a habité Bruxelles. Adam Czerniaków était président du Judenrat dans le ghetto de Varsovie; il s'est suicidé le 23 juillet 1942 lorsque les Allemands ont exigé sa collaboration dans l'organisation des déportations. Chaim Rumkowski a rempli des fonctions analogues dans le ghetto de Łódź qui, le seul, s'est maintenu jusqu'en 1944, au prix cependant d'une collaboration tres poussée du Judenrat avec les Allemands; il a péri en 1944 a Auschwitz. Schlichim (hébr.): émissaires; Alijah (hébr.): immigration vers Israël. Une version enrichie de cet entretien a paru dans un livre intitulé "Ciągle po kole" [Tourner en rond] (éditions Twój Styl).

ANKA GRUPIŃSKA:  Quand je me suis trouvée pour la premiere fois au kibboutz Lohamei Hagettaot ("Les Combattants du Ghetto"), en 1988, et que je leur ai lu mon entretien avec toi, ils me sont salement tombés dessus. Et ce n'est que lorsque cette vieille dame aux cheveux gris s'est levée et m'a demandé avec une indignation surprenante: "Qu'est-ce qu'il veut ce Marek, devenir le Christ de tous les Polonais?" que j'ai compris les raisons de leur rancour. Es-tu satisfait du rôle que l'histoire t'a assigné en Pologne?

Marek Edelman: Écoute, une certaine façon de réfléchir a la vie me lie a pas mal de gens dans ce pays. Il n'y a pas de place pour les nationalismes entre nous. Dans mon esprit il n'y a pas de place pour un peuple élu sur une terre d'élection. C'est une question de respect de la vie de chacun. Et c'est tout. Mais il ne faut pas faire un mythe de tout cela.

Le mythe est la. Que ça te plaise ou non, le mythe existe. Marek, te rends-tu comte de l'énorme signification qu'a pris ici, en Pologne, le livre d'Hanna Krall? Dans tes conversations, le plus souvent tu ne l'apprécies pas a sa juste valeur. A travers ce livre bien des gens ont pris conscience de ton existence. Et encore ceci: ce livre-la, en un certain sens, a construit ton image.

Je pense qu'il a davantage construit l'image d'Hanna. [Les informations sur les personnes et les livres mentionnés dans l'entretien et l'explication des termes hébreux figurent en note.]

Dans un autre sens.

Tu sais, Hanna est géniale. Elle parvient a saisir chaque mot comme personne. Je n'ai pas toujours été d'accord avec ce qu'elle met en avant, mais maintenant... Ça n'a aucune signification. Je n'ai rien dit de nouveau. J'ai tout dit dans "Le ghetto lutte".

Ce que ce livre a d'exceptionnel ne repose pas sur la découverte de faits historiques nouveaux. Au contraire, le lecteur apprend que ces faits, rapportés avec précision, n'ont pas une telle valeur. Ce que ce livre a d'exceptionnel repose sur l'image de toi ainsi créée, qui est devenue davantage que celle d'une certaine génération: l'image de l'antihéros héroique, de l'iconoclaste le plus honnete, le plus cynique et le plus sensible... Nous t'entendons a travers ce texte-la.

D'ou tiens-tu que c'est Hanna qui a créé cette image? Elle n'a rien créé du tout! Elle a seulement recréé ce qu'elle avait entendu.

Alors c'est toi qui étais le grand créateur? Tu étais ainsi avant qu'Hanna te raconte, et c'est ainsi que tu es, oui?

Oui, absolument.

Dans ce cas - c'est réellement un excellent livre.

Eh bien oui, Hanna avait l'atout maître.

Écoute, s'il te plaît, cette citation de Ben Gourion qui date de 1942: "Ils n'ont pas voulu nous écouter. Par leur mort ils ont saboté l'idée sioniste." Et plus loin: "La tragédie qu'éprouve la judéité européenne n'est pas directement mon probleme." Qu'en dis-tu, Marek?

Tu sais quoi? Ben Gourion était un roublard de province. Il n'avait aucune vision. Il n'y a pas de doute que toute cette affaire, ici, servait Ben Gourion. Ils considéraient alors que pire c'était, ici, chez nous, mieux c'était pour eux, la-bas. Regarde, eux ils ne sont pas venus ici, en Pologne, ils n'ont pas voulu nous envoyer d'argent. Ils n'ont pas voulu nous aider.

Jamais aucune aide financiere n'est venue de Palestine?

Jamais. L'Armée de l'Intérieur, le gouvernement de Londres nous ont un peu aidés. Mais Schwarzbart? Le grand sioniste! Il n'a pas voulu bouger le petit doigt. Pourtant Antek lui avait écrit une lettre: "Nous te maudirons, toi et tes enfants jusqu'a la troisieme génération." Tel que c'est écrit dans la Bible. Et rien!  Cette lettre, je m'en souviens, a été écrite en aout ou septembre 1943, au 4 de la rue Komitetowa! Elle lui est certainement parvenue. Je ne suis pas sur que Karski ne l'ait pas emportée. Mais ensuite, quand Antek et Celina sont allés la-bas? Pendant combien d'années n'a-t-on pas dit une seule bonne parole en Israël sur ce qui s'est passé ici? On disait: Nous sommes le peuple juif car nous luttons contre les Arabes. Mais eux - ils se sont laissé égorger. Et aujourd'hui encore, a vrai dire, les nouveaux Juifs ne s'occupent que d'eux-memes. Ils se sont coupés du peuple juif d'Europe et affectent de pouvoir édifier leur propre culture. Ils ont biffé des siecles entiers qui étaient admirables.

Tu en as un grand regret?

Écoute, moi je considere qu'on pouvait en sauver un peu, mais eux n'ont pas voulu. Et ils écrivent maintenant dans une langue sans tradition alors qu'ils ne se souviennent meme pas de ce qu'ils avaient. Les Juifs étaient européens, alors qu'Israël sera une nation de culture arabe. Moi je n'ai rien contre, mais cela n'a plus grand-chose de commun avec la judéité. Car la judéité était en Europe!

Je suis curieuse de ce que tu vas dire du livre de Celina.

J'imagine ce qu'elle a pu écrire.

Celina raconte par exemple qu'il aurait été difficile de survivre dans le ghetto sans penser aux camarades en Palestine.

Haaah, sottises! Qui songeait aux camarades en Palestine dans le ghetto? Mais je sais qu'elle a dit cela lors d'un congres des syndicats, en 1946 ou 47. Et c'est ce qu'il fallait qu'elle dise!

Le livre de Celina est plein de pathos.

Eh oui, car elle écrit cela pour d'autres. Mais Celina avait toute sa raison.

Celina, Antek et les autres étaient-ils tellement sionistes avant tout ça? Est-ce que ce n'était pas un peu une idéologie rapportée?

Pendant la guerre, ce sionisme n'a joué aucun rôle. En 1939, la Palestine représentait une chance de fuite. Mais il fallait se commettre avec Mussolini, comme le Rebbe de Ger, afin de pouvoir s'y rendre. Cette vérité étant dite, tous les sionistes haissaient Schwarzbart et ces sionistes de Palestine. Mais ensuite, quand sont arrivés ces Schlichim, ils les ont tout simplement rejoints. Et ici Antek était le chef parce qu'il avait des contacts. C'est lui qui a aidé a organiser cette alijah. Il avait certains collegues au ministere des Affaires étrangeres: Zarzycki, Jóźwiak. Je ne me rappelle plus pour combien de dollars on laissait alors un Juif passer la frontiere.

As-tu été surpris par l'engagement sioniste qui a été le leur apres la guerre?

Nooon, nous en avons ri ensemble. D'ailleurs Antek n'est pas parti si vite, seulement au bout de trois ans. Celina est partie. Mais elle est revenue plus vite encore. Elle a dormi ici, sur ce lit, pendant trois mois. Elle était alors enceinte.

Moi j'ai compris, d'apres diverses déclarations de ta part, que tu t'étais senti un peu abandonné, seul, quand ils sont finalement partis.

Jamais je n'ai dit ça.

Non, c'est mon interprétation. Tu as tout de meme écrit que tu ne savais pas tres bien quoi faire de toi-meme.

Et tu crois qu'ils le savaient, eux?! Et ensuite, en Israël, ils se sont tous retrouvés dans l'ombre - Antek, Celina et Kazik aussi.

Mais Antek et Celina étaient certainement moins seuls au kibboutz que Kazik a Jérusalem?

Je ne sais pas. Je pense qu'ils ne se sentaient pas spécialement bien ni les uns ni les autres. Ce n'est pas un hasard. C'était la continuation de cette meme politique qu'Israël avait affichée pendant la guerre: nous sommes l'armée unique, nous seuls ici valons quelque chose.

As-tu débattu avec Antek de l'interprétation de l'insurrection qui était la leur?

Il n'a jamais parlé de ça avec moi.

Il l'a pourtant dit publiquement.

Eh oui. Mais tu sais, je dois te dire: Dans toute l'Organisation Juive de Combat, a l'exception de Masza qui hait encore Anielewicz aujourd'hui, il n'y avait pas de différences de ce genre entre les partis.

Mais apres la guerre elles se sont nettement manifestées, n'est-ce pas?

Oui, parce qu'ils voulaient montrer a Israël qu'ils sont les meilleurs et que nous n'existons absolument pas.

Et toi, ça ne t'a pas rendu furieux?

Non, j'en riais. Je disais a Antek: "Quoi, c'est vous qui avez tout fait?! Et sans le Bund vous auriez eu le contact avec l'Armée de l'Intérieur?! Sans moi vous auriez eu un contact avec l'Armée de l'Intérieur?! Qui aurait discuté avec vous?!" "Mais Jurek!" - criait Antek. Quoi, Jurek? Jurek était incapable de forcer les portes.

Mais toi, tu les forçais facilement?

Moi je les connaissais. Non parce que c'était moi, mais parce que j'avais cette réputation.

La réputation d'etre un membre du Bund?

Eh oui. Mais ces discussions avec Antek, ce n'étaient pas de ces discussions politiques terriblement sérieuses. Il riait, moi je riais et c'était tout.

Tu as abrégé de quelques jours ta premiere visite en Israël dans les années cinquante. Pourquoi?

Parce qu'Antek me prenait la tete. Il m'avait emmené trois jours en excursion a travers Israël. Nous avons fait un tour complet: la mer Morte, les déserts, etc. Ça m'avait beaucoup plu. Nous revenons au kibboutz et il me demande: "Et alors?" Je dis: "Magnifique".  "Mais qu'est-ce qui t'a davantage plu?" Alors moi je dis: "Les paysages, la nature." "Mais tu ne vois pas ces usines?" "Elles sont  plus grandes en Pologne". "Mais ce sont les Juifs qui les ont construites!" "Et alors?" Et ça continue comme ça, et alors il dit: "Ton devoir est de rester ici!" Je lui ai dit: "Va te faire f...", et j'ai claqué la porte.

Le lendemain Antek est venu a l'aéroport, il voulait me donner du chocolat mais moi je n'aime pas le chocolat. J'ai dit: "Lâche-moi".

J'ai entendu dire que lorsqu'on a voulu te faire taire au sujet de ces ouies peintes par Anielewicz, Antek t'a beaucoup défendu.

Eeeh, dans cette affaire c'est bien lui qui devait me défendre, parce que c'est lui qui m'avait raconté ça.

Quand nous avons discuté, il y a quinze ans de ça, tu as eu des propos tres durs contre Israël: ce peuple n'a aucune chance dans un océan de cent millions d'Arabes.

Parce qu'avec la politique hostile d'Israël il n'y a aucune chance!

Tout de meme, il y a un changement fondamental: de plus en plus d'Israéliens estiment qu'un compromis est indispensable pour pouvoir cohabiter dans ce monde-la.

Cinquante ans avec ces politiciens de province ne leur ont rien apporté de bon. Mais il y a autre chose dont j'ai parlé alors. Il n'y a aucune chance pour un État juif européen, ils s'arabisent.

Aujourd'hui, dans une grande mesure l'État est déja un État arabe.

Eh bien voila! C'est de cela que je parlais. Mais réussiront-ils vraiment cet État juif arabe? - moi je n'en sais rien. Cela dépend des relations internationales, de la politique américaine, du fondamentalisme islamique, il y a la question de Jérusalem, etc. Mais en meme temps c'est une nation, un État religieux ou le chrétien est un citoyen de deuxieme catégorie et le musulman - de troisieme catégorie. Voila le malheur. Comme ici trois millions de personnes ont été assassinées, eux ils veulent dominer et sans compter avec les non-Juifs?! Les laics cedent aux pressions religieuses et un État pareil ne fait de bien a personne.

Raconte quelque chose de bien sur Anielewicz. Ne serait-ce que pour rétablir un peu l'équilibre au-dela de cette image des ouies peintes en rouge.

Mais il n'y avait rien de méchant la-dedans!

Tu sais bien que beaucoup t'en ont voulu. Seuls quelques-uns ont considéré cela comme une histoire humaine, sans rien de pathétique.

Justement. C'était une maison ou on avait faim et la maman colorait ces ouies pour avoir de quoi acheter du pain.

Mais tout de meme, tu as froissé des sentiments patriotiques, nationaux, et quelques autres encore.

Eh quoi? On n'a pas le droit de colorer des ouies?

Alors maintenant raconte autre chose sur Anielewicz. Tu l'as bien connu?

Je l'ai connu pendant six mois. De novembre a mai. J'étais quotidiennement avec lui.

Tu l'aimais bien?

Je ne me souviens pas... Je ne me souviens pas! Nous étions différents dans l'action. Lui, il était irresponsable. Moi j'étais avec Antek d'un côté. Mais Anielewicz était avec cet autre... comment s'appelait-il?

Berliński?

... avec Berliński, ils étaient de l'autre bord.

En quoi consistait cette irresponsabilité qui était la leur?

Qu'est-ce qu'il faisait? Il sortait dans la rue, il abattait un Werkschutz [1] et ensuite les autres tuaient deux cent cinquante ou trois cents personnes. Lui, il a tué ce Werkschutz un matin, il a pris son revolver, et a trois ou quatre heures de l'apres-midi les Allemands sont arrivés et ils ont massacré tout le monde, dans toute la rue. Il n'était pas responsable, parce qu'il n'avait jamais vécu une action de transfert. Il était arrivé de Będzin a Varsovie et il se croyait capable d'on ne sait quoi. Apres cette action avec le Werkschutz, la Commission de coordination a exigé qu'il quitte son poste.

Quand a eu lieu cette histoire avec le Werkschutz?

En mars ou en avril. Mais Anielewicz était tres combatif, intelligent. A ceci pres qu'il n'avait pas une bonne appréciation de la situation.

Anielewicz se jetait a main nue sur les Allemands.

Justement. J'ai dit qu'il était insensé.

Et il ne s'est pas laissé embarquer sur l'Umschlagplatz?

Non, c'était le 19 janvier.

Marek, tu passais quotidiennement du côté aryen. Tu emmenais du sang pour les analyses.

J'y suis allé pendant a peu pres un an.

Tu emmenais aussi des feuilles de maladie?

Oui, je les portais au principal médecin de la ville.

Tu aimais ces sorties? Ou peut-etre avais-tu un peu peur?

J'agissais légalement. Ils pouvaient me battre, mais ils ne pouvaient rien me faire de plus. Moi j'apportais le sang et, en plus, je faisais des affaires.

Quelles affaires?

Eh bien, ici j'avais du sang et la j'avais des journaux. Je les prenais rue Kozia, chez la femme de Rafał Praga. Et dans d'autres endroits encore, mais - secoue-moi - aujourd'hui je ne me rappelle plus ou.

Que faisais-tu encore?

Écoute, moi je ne me souviens plus. J'établissais des contacts. Ici une rencontre était prévue avec Pużak et la il fallait transmettre une information, il se passait toute sorte de choses. Rien d'extraordinaire. Il y avait un local, une rue, un numéro d'appartement et il fallait laisser une feuille, ou bien en prendre une, parler a quelqu'un. Mais tout cela était terriblement long parce qu'il fallait y aller a pied. Je ne me déplaçais pas en voiture.

Ou vos journaux étaient-ils imprimés? Tu te souviens?

Surement, je les imprimais moi-meme. Il y avait une imprimerie au 67 de la rue Miła, une autre rue Nowolipie, au 36 ou au 38; c'étaient les deux principales.

Qui encore imprimait?

Stasia. Il y avait aussi un gamin, il s'appelait Zyferman, et encore deux filles. L'une se prénommait Blumka je crois. Stasia faisait les vignettes.

Marek, tu me parles d'Elżunia?

Tant que tu voudras.

Elżunia, la fille de Zygmunt Frydrych, était dans un couvent au sud de la Pologne, a Przemyśl.

Et c'est Inka, je crois, qui l'a emmenée la-bas. Elżunia était rue Krochmalna, au numéro 5. Cet homme qui s'occupait d'elle a péri ensuite dans  l'insurrection de Varsovie. Il avait une jambe dans le plâtre et ils ne l'ont pas emmené avec eux dans les égouts. Alors les Allemands l'ont fusillé et brulé. Ensuite Elżunia est allée a Pruszków et la-bas il y avait un champ ou venaient toutes sortes de gens qui choisissaient les enfants. Elżunia a été prise par un  meunier pour garder ses oies. Mais ensuite le froid est venu et ce meunier a été tres mauvais pour elle. Alors une dame est venue de Żyrardów. Elle a vu que l'enfant était gelée et elle l'a prise. Le mari de cette dame réparait les vélos.

Quel âge avait Elżunia a cette époque?

Je ne m'en souviens pas exactement. Peut-etre six ans, sept ou bien huit?

Vous aviez un contact avec elle a cette époque?

Non, comment? Aucun contact depuis le début de l'insurrection d'aout. Et pour que cette dame puisse s'endormir, Elżunia lui lisait des histoires. Elżunia était sa meilleure petite et c'était tout a fait extraordinaire. Ensuite la guerre a pris fin mais, tout de meme, Zygmunt m'avait demandé de retrouver sa fille. J'ai donc commencé la chercher. Et comme j'arrivais avec une de ces grandes voitures portant le drapeau américain, des enfants se sont mis a crier: "Elżunia, sauve-toi, les Juifs viennent te chercher." Je suis revenu ensuite une deuxieme fois et la dame m'a dit qu'elle ne pouvait pas se séparer d'elle. Finalement elle l'a rendue contre je ne sais pas combien de dollars. J'ai ramené Elżunia a Varsovie. Et c'est comme ça que ça s'est passé.

Mais ce 'est pas la fin de l'histoire d'Elżunia?

Quand il y a eu le pogrom de Kielce, madame Esther m'a dit: "Tu n'as aucun droit sur elle" et elle a emmené Elżunia en Suede. Mais la-bas elle a été adoptée par une dame d'Amérique. Et en Amérique Elżunia a eu un vélo, un petit poney et une barque, elle a fini ses études et puis elle s'est mariée et elle s'est suicidée. Elle s'est empoisonnée.

Considérais-tu que c'était une bonne solution de la faire partir de Pologne?

Madame Iwińska m'avait dit que je n'avais aucun droit sur les enfants des autres.

Dans les situations extremes il y a deux attitudes contraires. L'une, appelons-la par convention l'attitude de Czerniaków, et l'autre l'attitude de l'Organisation Juive de Combat. La premiere est une attitude de compromis que couronne une résignation tragique. Mais l'autre est une attitude réellement folle. De temps en temps nous nous demandons pourquoi l'histoire donne raison aux fous.

Tout comme nous, Czerniaków savait que tout était déja perdu. Mais dans une situation perdue il faut montrer du caractere. Il faut montrer qu'on est capable de s'opposer a cette situation limite. Et bien que Czerniaków soit parvenu a opposer un refus a Rumkowski, il n'a pas tenu jusqu'au bout.

Mais sur cette évaluation, les avis divergent. Aujourd'hui Mostowicz dit que Rumkowski s'est conduit correctement puisqu'il a préservé la vie de nombreux Juifs qui n'ont pas péri dans la Marche de la Mort. Il est inoui d'etre pret a prendre la responsabilité de tuer des gens parce que dix personnes sur cent, peut-etre, te devront d'avoir survécu... Si c'est ça la  morale, que dire?

Pour l'histoire, il importe que ces dix-la survivent. Un seul homme, c'est tout autre chose. S'il repose sur un drap blanc, etc, etc. Mais dans cette masse...

Les gens isolés aussi.

Tu sais ce qui s'est passé dans le ghetto de Piotrków. Quand ils leur ont fait choisir ceux qui iraient a la mort, eux ils ont liquidé toutes leurs affaires et ils sont venus a Varsovie. "Tuez vous-memes, moi je n'ai pas a tuer" - ont-ils dit. Mais Rumkowski a tué.

Donc l'attitude de Czerniaków n'est pas identique a l'attitude de Rumkowski. Parce que Czerniaków n'a pas voulu envoyer des gens a la mort.

Tu sais, lui il avait une autre mentalité. Sénateur bourgeois, ingénieur. Il n'était pas apte au combat.

Et il n'était pas apte non plus a adopter une autre attitude. Zygielbojm n'a pas combattu lui non plus.

Et puis ces deux morts aussi sont différentes. La c'était de la faiblesse et ici une protestation.

Pourquoi l'histoire donne-t-elle le plus souvent raison aux fous? Pourquoi éleve-t-on un monument a Anielewicz et pas a Czerniaków?

Parce que Czerniaków a donné une tablette de chocolat a des enfants agonisants et qu'on n'éleve pas des monuments pour ça!

Et tu n'en veux pas au monde d'etre ainsi bâti, de trancher ainsi entre les récompenses et l'oubli?

Non. Car ce principe nous garantit une certaine liberté.

Garantit la possibilité de culbuter ce tonneau sur lequel quelqu'un veut te pousser?

Oui. Plus ou moins. Mais Czerniaków s'est tout de meme laissé pousser sur le tonneau.

Tu dis cela sans l'ombre d'un doute?

Évidemment.

Il s'est suicidé. Peut-etre ce geste se laisse-t-il pourtant déchiffrer comme un acte d'opposition, en un certain sens un acte de courage?

Non, je ne le considere pas comme tel. Il a gaspillé une chance. J'en ai parlé cent fois. Il avait une autorité colossale et il pouvait dire: messieurs, ne vous rendez pas, allez au combat. Nous étions des anonymes. Mais lui pouvait au moins renforcer une résistance passive. Et il n'a rien fait. Il n'aimait pas cette clandestinité, ces petits journaux qu'on lui portait. Il avait peur de tout cela.

Marek, tu as deux vies magnifiques en une: celle du ghetto et celle du côté "aryen". D'abord vaillant soldat et ensuite excellent médecin.

Parce que j'avais de bonnes idées.

Tu as donc eu deux fois de bonnes idées. Tu as eu deux fois de meilleures idées que les autres. Et ces deux réalités sont réunies avec l'agrafe d'un homme comme il faut. Dieu a-t-il été plus bienveillant pour toi que pour les autres?

J'ignore si c'est le mérite de Dieu, mais tu sais quoi: tout cela n'est qu'une seule et meme chose. La deuxieme résulte de la premiere et la troisieme de la deuxieme. Il faut avoir un peu de courage pour aller contre quelque chose. Et la-bas comme ici j'ai agi de meme, toujours contre. Il fallait convaincre les gens de t'accompagner. Et ça a réussi. Mais j'ai moi aussi commis des erreurs.

Lesquelles?

Je n'ai pas apprécié comme il convient les possibilités de l'homme. J'ai dépassé la mesure.

Dans l'insurrection?

Fiche-moi la paix, tu ne comprends rien a l'insurrection.

Est-ce que quelqu'un parmi nous, quelqu'un qui n'était pas la-bas peut comprendre?

Ceux qui ne posent pas de questions mais qui écoutent, seulement, comprennent parfois. Alors que toi tu veux en savoir davantage. Mais on ne peut pas en savoir davantage, car ce n'est pas parce que tu veux savoir quelque chose que j'ai, moi, a te le dire. Moi je ne veux plus vraiment rien dire. Je ne suis pas en état et je ne veux pas parler de tout ça.

Pourtant ma question concerne ces affaires au sujet desquelles tu acceptes de parler, or moi, les autres, nous tournons autour du cour des choses et nous en sommes toujours aussi loin.

Tu sais, si tu étais ma maîtresse et que tu sois couchée dans mon lit, et que tu écoutes ce que je dis - ce serait peut-etre différent. Car pour savoir quelque chose il faut etre tres attaché a l'homme. Or toi, tu es une journaliste qui veut apprendre quelque chose aupres d'un abominable Juif.

Tu parles a des dizaines de journalistes...

Eh bien, eux non plus n'ont rien appris.

Pourquoi t'entretiens-tu avec nous tous? Pourquoi réponds-tu constamment a ces memes questions?

Mais en quoi cela me gene-t-il?! Une nana est assise, ou un gars, qui parle, qui parle, qui parle. Et moi? Moi je ne les trompe pas. Est-ce que je te trompe?

Je me demande pourquoi tu fais vraiment ça?

Regarde comme je suis clair. Moi je parle de telle sorte que chacun pense avoir compris.

Mais tu dis des demi-vérités?

Non, toute la vérité, seulement pas jusqu'au bout. Tu ne peux pas tout savoir. Ni toi, ni les autres. Et moi je n'ai aucun grief a l'égard de personne. On ne peut pas raconter tout cela a un etre qui vous est étranger.

Ce n'est sans doute pas seulement le fait qu'on soit étranger ou proche, mais aussi une question d'époque. Moi, je suis d'un monde plus vieux de cinquante ans...

C'est et l'un et l'autre.

Dis-moi, Marek, as-tu rencontré, dans les années qui ont succédé au ghetto, quelqu'un qui n'était pas la-bas et qui...

... oui, oui, oui...

... et qui n'a pas vécu ce que toi...

... oui, oui, oui...

Et pourtant le contact s'est établi a cent pour cent...

... oui, oui, oui...

... et il n'y avait aucune barriere.

Mais non! Une fille charmante. Et passionnée, en tout, fervente. C'est elle qui me poussait, parce que moi je ne voulais pas. C'est un engagement. Un engagement de toute une vie. Mais toi tu n'es pas engagée. Tu veux écrire un livre. Tu comprends ce que je dis?

Un peu, oui, mais pas a fond.

Eh bien justement. C'est qu'il faut savoir mettre toute sa foi dans cet autre. Et alors il se passe des choses géniales.

Toi, tu parles de l'amour.

Non, pas de l'amour. Si, de l'amour. Je parle de divers sujets. Pas seulement du ghetto. De tout. Il faut savoir sauter encore une fois sur le toit. Toujours. Sans elle et encore deux autres filles, je n'aurais pas fait tout ça. Elles m'ont poussé: plus loin, plus loin! Elles réussissaient tout comme moi a penser a la vie d'un autre homme. Un type git ici et il agonise. Elles veulent le sauver, elles. Mais il faut s'engager. Mais s'engager - c'est risqué. Un risque que des filles de vingt-cinq ans comme elles ne savent pas prendre. Elles auraient besoin de pistolets. Moi je n'avais pas peur de l'engagement et elles l'avaient saisi au vol. Et en un an, en six mois, elles étaient comme moi. Et nous étions maintenant ensemble. Car tout ça c'est la meme chose. Celui d'aujourd'hui, c'est ces quatre cent mille d'alors. Mais toi tu n'es pas en état d'entrer dans tout cela, d'entrer en moi. Parce que tu ne le veux pas.

Effectivement, je ne suis pas en état. Tu es déja tres fatigué?

Non. Je peux mourir...

Entretien avec Anka Grupińska

MAREK EDELMAN (1919-2009) était membre du Bund, cofondateur de l'Organisation Juive de Combat [ŻOB] et l'un des chefs de l'Insurrection du ghetto de Varsovie. Apres la guerre, cardiologue éminent, collaborateur du KOR, le Comité de Défense des Ouvriers, membre de Solidarność, décoré de l'Ordre de l'Aigle Blanc en 1998.

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Artykuł pochodzi z numeru TP 13/2010

Artykuł pochodzi z dodatku „Żydownik Powszechny (Francais)