LES PAUVRES POLONAIS REGARDENT LE GHETTO

Je pense que dans notre rapport au passé judéo-polonais nous devrions cesser de nous défendre, de nous justifier, de marchander. De souligner ce que nous ne pouvions faire pendant l'occupation ou autrefois. De rejeter la faute sur la subordination politique, sociale, économique. Nous devrions dire d'abord: oui, nous sommes coupables.

15.12.2010

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Biedni Polacy patrzą na getto /
Biedni Polacy patrzą na getto /

Le texte de Jan Błoński a paru dans "TP" n° 2/87, provoquant l'un des plus grands débats de l'histoire de la revue (en résumant ce débat, quelques mois plus tard, dans l'article "raisons polonaises, raisons juives", Jerzy Turowicz révélait que plus de cent lettres et articles étaient parvenus a la rédaction; on avait publié entre autres les réactions d'Ewa Berberyusz et Władysław Siła-Nowicki) et suscitant un large écho en Pologne et dans le monde. On a traduit "Pauvres Polonais..." en plusieurs langues, on a organisé des conférences au sujet de ce texte (meme un quart de siecle apres sa publication), la presse du Parti bouillait d'indignation: Błoński avait enfreint le schéma de la narration historique en vigueur dans la République Populaire de Pologne depuis ses débuts et avec une rigueur particuliere depuis les événements de mars 1968. "C'est un cas peu fréquent dans l'histoire littéraire qu'une déclaration relativement modeste émanant d'une personne ne disposant d'aucun pouvoir, ne figurant a la tete d'aucune institution puissante et, de plus, s'exprimant exclusivement en son nom propre, ait joué un rôle d'une telle portée dans un quelconque domaine de la vie sociale" - résume Michał Głowiński dans son texte "l'essai de Błoński des années plus tard", publié en 2006 dans les colonnes des annales "L'extermination des Juifs".

Czesław Miłosz a eu a plusieurs reprises des propos singuliers sur le devoir de purification qui pese sur la poésie polonaise. De purification de la terre natale qui est - je cite - "accablée, ensanglantée, profanée". Seul le sang d'autrui peut l'accabler. Notre propre sang, le sang de la victime alimente le souvenir, éveille le chagrin, la pitié, le respect. Il exige la mémoire, la priere, la justice. Il permet aussi le pardon, bien que le pardon ne vienne pas aisément. Avec le sang d'autrui, mais versé dans un juste combat, c'est différent. Nous avons le droit de nous défendre en cas de nécessité, mais ce droit est déja une concession, le Christ a ordonné a Pierre de rengainer son glaive... Certes, tout sang versé exige réflexion et expiation, on ne peut cependant pas dire que tout sang versé accable la terre.

Miłosz ne songe ni au sang attaché a la patrie ni au sang des envahisseurs. Il est clair qu'il songe au sang juif, au génocide dont le peuple polonais n'est pas coupable, mais qui a été commis sur sa terre et dont cette terre est marquée d'une maniere ou d'une autre pour des siecles et des siecles. La poésie, la littérature - ou bien, plus généralement, la mémoire, la conscience collective - ne peut oublier ce signe sanglant et abominable. On ne peut se comporter comme s'il n'avait aucune réalité... On entend pourtant des voix, parfois (notamment de jeunes), que ce signe n'émeut pas. Nous rejetons - disent-elles - le principe de la responsabilité collective... Si c'est le cas, nous n'avons pas a revenir sur des affaires qui ont irréversiblement sombré dans le passé. Ce sera bien assez que nous condamnions le crime in toto comme nous condamnons toute injustice, toute bassesse. Je réponds: le pays natal n'est pas un hôtel dans lequel il suffit de balayer la saleté des hôtes de passage. Il est édifié avant tout sur la mémoire, autrement dit: nous ne sommes nous-memes que grâce a la mémoire du passé. Ce passé, nous ne pouvons en disposer a notre convenance, quoique - comme individus - nous n'en soyons pas directement responsables. Il nous faut le porter en nous-memes, bien que cela soit souvent pénible ou douloureux. Et nous devrions aspirer a cela afin de le purifier.

Mais comment? Purifier le champ de Cain, c'est - d'abord - se souvenir d'Abel. Cet Abel n'était pas seul, il habitait notre maison (sur notre terre), et donc la maison commune sur une terre commune. Le sang est resté sur les  murs, s'est infiltré dans la terre, que nous le voulions ou non. S'est infiltré dans notre mémoire; en nous-memes. C'est donc nous-memes que nous devons purifier, c'est-a-dire nous regarder dans le miroir de la vérité. Sans cette maison, sur cette terre, nous-memes restons souillés. C'est le sens des propos du poete, si je les comprends bien. C'est ainsi, en tout cas, qu'il conçoit son devoir, nous engageant tous, en quelque sorte, a remplir également notre devoir.

Le poeme tres connu de Miłosz, "Campo di fiori", nous démontre combien c'est difficile. Il parle du manege qu'on a monté a Varsovie - c'est le fait du hasard, mais quel hasard significatif, singulier - sur la place Krasiński juste avant qu'éclate l'insurrection du ghetto. Quand les combats ont commencé, l'intéret pour le manege n'a pas faibli, il continuait d'attirer les enfants, la jeunesse, les badauds.

Parfois, le vent venu des maisons en flammes

Apportait de noirs cerfs-volants

Ceux qui allaient au manege

Se saisissaient de ces pétales voletant

Ce vent venu des maisons en flammes

Faisait voler les robes des filles

Les foules joyeuses riaient

En ce beau dimanche a Varsovie

Milosz compare les "foules joyeuses" aux marchands romains qui - un instant apres qu'on eut brulé Giordano Bruno - retournaient a  leurs occupations, se réjouissaient des "fruits de mer roses", des "paniers d'olives et de citrons". Et il conclut sa réflexion sur "la solitude de ceux qui périssent" que contredit le verbe du poete. Il n'y a qu'ainsi qu'il peut sauver - semble-t-il dire - ce qu'on peut encore sauver, cependant que ce salut purifie notre mémoire par la révolte contre la fuite des choses humaines et "l'oubli", ce qui prend naissance "avant que la flamme s'éteigne".

L'évocation et le soupir ne délivrent pourtant pas de l'image du bucher au marché ou du manege sur la tombe. L'histoire ultérieure du poeme qui a été souvent traduit et cité en est la preuve. On l'a parfois compris comme une accusation. Traduit par exemple en hébreu il peut passer pour une preuve d'indifférence hostile face a l'extermination du ghetto... Des années plus tard, Miłosz se demande "si la rue varsovienne était alors effectivement ainsi. Elle l'était et ne l'était pas. Elle l'était car il y avait des maneges qui tournaient au voisinage du ghetto, et elle ne l'était pas car, a d'autres moments et en d'autres lieux Varsovie était différente, il ne s'agit donc pas d'une accusation" [2] . Ce poeme - dit-il - est "journalistique", c'est-a-dire par trop catégorique, il permet trop aisément de tirer des conclusions. Il simplifie quelque chose, et en simplifiant il apaise... Pire, le poete découvre qu'il a écrit un poeme "tres immoral". Pourquoi? Parce que - je cite - "il parle de l'agonie en se plaçant dans la position de l'observateur". Effectivement, ce poeme est écrit de telle sorte que celui qui parle - c'est-a-dire le poete - s'en tire sans dommage. Les uns meurent, les autres s'amusent, mais lui il "incite a la révolte" par sa parole et s'éloigne, satisfait d'avoir écrit un beau poeme... Il sent donc, des années plus tard, qu'il s'en est tiré trop facilement. Dans la juxtaposition avec "l'horreur", comme il dit, écrire se révele "immoral". "Campo di fiori" n'a pas réussi a surmonter "le conflit entre la vie et l'art". Miłosz ajoute donc en maniere de justification que le poeme est né "comme un banal réflexe humain au printemps de 1943" et nous sommes volontiers d'accord, effectivement, que c'était un beau, un noble réflexe. En cette Pâque terrible il a sauvé, lui - comme quelqu'un l'a joliment écrit - "l'honneur de la poésie polonaise". Mais nous sentons bien avec le poete que le dernier mot n'a pas été dit.

Peut-etre ces tourments poétiques nous aideront-ils a comprendre pourquoi nous ne pouvons venir a bout de la réflexion sur l'ensemble du passé judéo-polonais. J'abandonne donc maintenant la littérature et je m'en rapporte a mon expérience personnelle.

A vrai dire, pas tout a fait personnelle car tous ceux qui se sont trouvés a l'étranger, disons en Europe de l'Ouest, ont sans doute entendu cette question: est-ce que les Polonais sont antisémites?

Ou plus clairement: pourquoi les Polonais sont-ils antisémites? J'ai moi-meme entendu cette question tant de fois et je me suis lancé tant de fois dans des explications que je pourrais schématiquement résumer ainsi une bonne dizaine, sans doute, de ces conversations: - Est-ce que les Polonais sont antisémites? - Pourquoi posez-vous la question ainsi? Il y a des Polonais antisémites, il y a des philosémites, il y en a que cela n'intéresse pas, et ceux-la justement sont de plus en plus nombreux. - Évidemment il y a des Polonais de toute sorte, mais ma question a moi porte sur la majorité de la société. Les Polonais ont toujours passé pour etre antisémites, ça ne peut pas etre un hasard. - Comment cela, toujours? Pourtant, lorsque l'Angleterre, la France, l'Espagne chassaient les Juifs, c'est en Pologne, justement, qu'ils ont trouvé refuge! - Assurément, mais c'était il y a longtemps, au moyen âge, alors qu'on méprisait les Juifs partout, mais depuis le milieu du dix-huitieme siecle, dans l'Europe moderne il y a toujours eu des soucis avec l'intolérance polonaise. - Mais enfin, il n'y avait plus de Pologne depuis la fin du dix-huitieme siecle! - Il y avait tout de meme une société polonaise dans laquelle les Juifs ne pouvaient trouver place, pourquoi? - Nous étions asservis, il nous fallait avant tout songer a nous-memes. - Justement, pourquoi ne pensiez-vous pas a vous-memes avec les Juifs? - Ils étaient trop nombreux. Nous n'avions pas d'écoles, pas de tribunaux, pas d'administration. Les Juifs ne parlaient meme pas le polonais. Ils préféraient apprendre l'allemand, le russe... Mais les gens éclairés incitaient a l'assimilation, ils s'efforçaient de rapprocher les Juifs des Polonais! - Pourquoi pas l'inverse? Est-ce que les Juifs ne pouvaient pas rester Juifs? Vous avez organisé des pogroms, on ne sait pas pourquoi? - D'abord, les pogroms ont eu lieu en Ukraine, ils ont été provoqués par la police tsariste...

Et ensuite:

Quand vous avez recouvré l'indépendance, le sort des Juifs ne s'est nullement amélioré. Au contraire, l'antisémitisme est devenu de plus en plus virulent... - En vingt ans on ne peut pas façonner une société et, d'ailleurs, n'était-ce pas la meme chose dans toute l'Europe? Apres la Premiere Guerre nous avons accueilli de nombreux Juifs de Russie, apres 1934 d'Allemagne... - C'est peut-etre vrai, mais vous les avez traités comme des citoyens de seconde catégorie. Et pendant la guerre vous en avez préservé bien peu. - Il y a en Israël un lieu dédié a la mémoire de ceux qui ont sauvé des Juifs, trente pour cent des noms sont des noms polonais. - Mais en Pologne, le pourcentage des Juifs sauvés est faible, c'est le plus bas d'Europe par rapport a la population totale du pays. - En 1942, a Varsovie, sur huit Polonais il y avait quatre Juifs. Comment huit personnes peuvent-elles en cacher quatre? - Justement, les Polonais reconnaissaient les Juifs et les livraient aux Allemands. Ou bien a la police qui, tout de meme, était polonaise... - Dans toute société il y a un certain pourcentage de gens sans conscience. Vous n'avez pas idée de ce qu'était l'occupation allemande en Pologne. Pour avoir caché un seul Juif on fusillait des familles entieres, y compris les enfants. - Évidemment, c'est un fait, mais la résistance aussi était séverement réprimée, or il paraît que tout le monde résistait. Apres la guerre les Juifs n'ont pas voulu rester en Pologne... - Il leur était difficile de vivre au milieu des souvenirs. - Il leur était difficile de vivre au milieu de Polonais qui ne voulaient pas leur restituer leurs boutiques, leurs logements, qui les menaçaient, les tuaient, vous n'avez pas entendu parler de pogroms a Cracovie, a Kielce? - Le pogrom de Kielce était une provocation politique. - Et alors? La provocation, si c'est le cas, a trouvé un écho. Dix mille personnes ont assiégé une maison juive a Kielce! Dix mille provocateurs? - Des Juifs ont parfois péri non parce qu'ils étaient Juifs mais parce qu'ils étaient communistes. - Mais en 1968, est-ce parce qu'ils étaient communistes qu'ils ont quitté la Pologne?

Et ainsi jusqu'a la fin, ou plutôt a n'en plus finir. Les discussions entre historiens semblent tres comparables. Ces memes opinions et ces memes événements que je me suis efforcé de réunir dans ma conversation (a moitié) imaginaire y reviennent avec des documents plus précis. Il existe une littérature considérable sur ces questions - mémoires et histoire - dont nous n'avons qu'une idée tres vague en Pologne... Nous devrions pourtant la connaître, ne serait-ce que parce qu'elle parle aussi de nous. Elle comporte un éventail important de points de vue et de conclusions. Il se trouve des livres dont les auteurs ne cachent pas qu'ils sont guidés par la haine. On ne peut les dédaigner. Ils sont tout de meme nés d'épreuves personnelles dont l'authenticité ne peut etre mise en doute. Et d'ailleurs notre littérature ne fourmille-t-elle pas de déclarations pleines d'une haine absolument démente a l'égard des Juifs?

Il y a également pas mal de livres prudents et - autant que ce soit possible - objectifs. Ils abordent avec soin le conditionnement mental et matériel de la cohabitation polono-juive. Ils prennent en considération la tension, presque inimaginable aujourd'hui, de la terreur sous l'occupation, qui a provoqué un retour de la société - et pas seulement polonaise - a l'état sauvage. Ils admettent en silence dans leurs conclusions qu'on ne peut appliquer les mesures, disons, anglaises aux malheurs de l'Europe centrale. Quand le ciel s'écroule, meme un coup de pied peut etre une preuve de pitié et de compassion... La vérité reste cependant et difficile a établir et difficile a admettre. J'ai preté l'oreille pendant deux ans aux discussions de spécialistes étrangers et polonais et je dois dire que c'était une épreuve fort pénible. Pour nous et, je le crois, pour les Juifs aussi. Les positions étaient évidemment fort loin de s'accorder. Mais ce n'est pas non plus le but de ce genre de conférences. Je songeais constamment a ce qui n'y avait pas été dit et qui faisait que les discussions - amicales en général - aboutissaient pour tout le monde a la peine et a la souffrance. Ensuite je suis parvenu a la conclusion que c'était justement la le sentiment de souillure, d'avilissement, de profanation dont parle Miłosz.

C'est pourquoi je me permets de revenir une fois encore au poete. En 1943, Miłosz a écrit un autre poeme, encore sur la destruction du ghetto. Il est plus ambigu, peut-etre meme difficile a comprendre? Il commence par un tableau de dévastation:

On commence a déchirer, a piétiner les soies,

On commence a briser verre, bois, cuivre, nickel, argent

Écume de plâtre, tôles, cordes, trompettes, feuilles d'arbres, globe de verre, cristaux...

Jusqu'a ce que:

Au milieu du feu, s'écroulent le toit et le mur et la braise embrase les fondements.

Il n'y a qu'elle,

Sablonneuse, piétinée, et un seul arbre nu

La Terre.

La ville a été détruite, détruite la terre jonchée de tessons et de déchets. Jonchée aussi de corps humains. Et dans cette terre, ou plutôt sous la terre,

Creusant le tunnel, la taupe-gardienne avance

Avec une petite lampe rouge attachée au front.

Elle touche les corps enterrés, les compte et avance non sans peine.

Dans un halo irisé elle distingue la cendre humaine,

Distingue la cendre de chaque homme dans une autre couleur de l'arc-en-ciel.

Qui est cette taupe, c'est difficile a dire. Elle est le gardien. Peut-etre le gardien de ceux qu'on a enterrés? Elle a une lampe, par conséquent elle voit, elle voit en tout cas mieux que les morts. Le poete lui-meme, ou plutôt celui qui s'exprime a travers ce poeme, se trouve en quelque sorte parmi ces morts. Et lui aussi git la-bas et il a peur. Il a peur de la taupe. Singulier et surprenant tableau.

J'ai peur, j'ai tellement peur de la taupe-gardienne.

Sa paupiere enflée comme celle d'un patriarche

Qui aimait s'asseoir a la clarté des bougies

Pour lire le grand livre de l'espece.

Ainsi donc, cette taupe a les traits d'un Juif, s'usant les yeux sur le Talmud ou la Bible. Sans doute la Bible, car c'est elle, plutôt, qui mérite le nom de "grand livre de l'espece" - humaine, évidemment.

Que lui dirai-je, moi, Juif du Nouveau Testament

Qui depuis deux mille ans attend le retour de Jésus?

Mon corps cassé me révelera a son regard

Et il me comptera parmi les aides de la mort:

Les non-circoncis.

C'est un poeme terrible car il déborde de frayeur. Mais il y a comme deux peurs en lui. L'une est la peur de la mort, précisément d'etre enterré vivant, ce qui est pourtant arrivé a tant de gens, ensevelis dans les souterrains et aussi dans les caves du ghetto. Mais dans cette premiere peur il y en a une deuxieme, la peur de la taupe-gardienne. Cette taupe s'avance sous terre mais aussi, dirait-on, sous notre conscience. C'est le sentiment d'une faute que nous ne voulons pas avouer. Enterré sous les ruines entre les dépouilles de Juifs, le "non-circoncis a peur d'etre compté au nombre des assassins. Donc, la peur de la damnation, une frayeur infernale! La frayeur du non-Juif regardant le ghetto qui s'écroule. Il imagine qu'il aurait pu lui aussi - par hasard - périr ici, et alors, dans le regard de la taupe qui sait discerner les cendres, il se découvre "aide de la  mort". Et le poeme s'intitule effectivement "Pauvre chrétien regarde le ghetto". C'est pourquoi il y a chez ce chrétien la crainte du sort qu'ont connu les Juifs, mais il y a aussi - étouffée, codée par ses soins - la peur d'etre damné. Damné par qui? Par les gens? Non, il n'y a plus personne. C'est la taupe qui le damne, ou plutôt qui peut le damner, cette taupe qui voit clair et connaît le "livre de l'espece". C'est sa propre conscience morale qui damne (peut damner) le pauvre chrétien. Et lui voudrait se dérober a cette taupe-conscience, car il ne sait quoi lui dire.

Interrogé sur ce que signifie cette taupe ou a qui elle s'apparente, Miłosz s'est abstenu de répondre. Il a assuré avoir écrit ce poeme spontanément, sans idée "préconçue". Si c'est le cas, c'est d'autant mieux, ce poeme serait l'expression directe de l'épouvante qui produit des images - comme cela arrive généralement en reve et aussi dans l'art. Il matérialise ce qui n'est pas totalement compris, ce qu'il y a eu et qu'il y a peut-etre encore chez les gens, chez le poete aussi, assurément, mais sous une forme obscure, confuse, émoussée. En lisant attentivement un poeme de ce genre on se comprend mieux soi-meme, car nous regardons ce qui est obscur comme si c'était devant nous. Moi - un peu comme chaque lecteur - j'ai complété, commenté "Pauvre chrétien". Je pense tout de meme que je ne suis pas loin de ressentir ce que ressent le poete.

Mais pas seulement le poete. Je reviens maintenant a ma conversation fictive. Elle est le résumé - légerement simplifié - de dizaines de controverses et de polémiques. Qu'est-ce qui frappe en elle? Dans les réponses de mon Polonais synthétique on peut justement discerner cette frayeur qui se fait sentir dans "Pauvre chrétien". La frayeur d'etre compté parmi les "aides de la mort". Une frayeur si terrible que nous faisons tout pur l'écarter, pour empecher, meme, qu'elle prenne corps. Nous lisons ou nous écoutons les considérations sur le passé judéo-polonais, mais que nous revienne seulement un événement, un fait qui ne témoigne pas au mieux en notre faveur et nous nous efforçons fiévreusement de le minimiser, de l'expliquer, de le traiter a la légere. Nous n'allons pas jusqu'a vouloir le dissimuler ou contester qu'il a eu lieu . Nous sentons tout de meme que tout n'était pas convenable. Comment, d'ailleurs, tout cela aurait-il pu etre convenable? La cohabitation au sein d'une société - comme la cohabitation entre individus - n'est jamais sans défaut. Alors une cohabitation aussi orageuse, aussi désastreuse. Nous ne savons tout de meme pas en parler calmement. Parce que - consciemment ou non - nous redoutons que la taupe-gardienne se fasse entendre pour dire, ayant consulté son livre: Ah, vous aussi vous avez servi la mort? Et vous avez aidé a tuer? Ou en tout cas: vous avez regardé tranquillement la mort juive? Réfléchissons pourtant honnetement: il faut bien que tombe une question comme celle-la. Ceux qui réfléchissent au passé polono-juif doivent la poser, indépendamment de la réponse qu'elle apporte. Mais nous - consciemment ou non - nous ne voulons pas que cette question tombe. Nous l'écartons comme impossible, scandaleuse. Car enfin, nous n'étions pas du côté des assassins. Car enfin, nous étions nous-memes les suivants dans la file d'attente pour les fours. Car enfin, nous avons cohabité tant bien que mal avec ces Juifs - pas au mieux, mais tout de meme -, mais eux non plus n'étaient pas sans défaut dans nos controverses. Il nous faut donc constamment rappeler tout cela. Car enfin, que penseront les autres de nous? Que penserons-nous nous-memes de nous? Qu'en sera-t-il du bon renom de notre pays, de notre société?... Ce souci du "bon renom" est constamment présent dans les déclarations privées - et plus encore dans les déclarations publiques.

Autrement dit, en réfléchissant au passé nous voulons tirer de ces réflexions un bénéfice moral. Meme lorsque nous réprouvons nous voulons rester nous-memes au-dessus - ou hors - de la réprobation. Nous voulons absolument échapper a l'accusation, nous voulons etre absolument propres. Nous voulons etre également - et uniquement - victimes... Cette préoccupation est cependant doublée de crainte - comme dans le poeme de Miłosz - et cette crainte  altere notre réflexion sur le passé. Ce que pressentent aussi d'emblée nos interlocuteurs... Nous ne voulons avoir rien de commun avec l'horreur. Nous sentons bien cependant qu'elle nous souille d'une certaine maniere, nous, "profanateurs". C'est pourquoi nous préférons ne pas parler de tout cela. Ou bien nous n'en parlons que pour réfuter l'accusation. Accusation qui tombe rarement mais reste, pour ainsi dire, suspendue.

Pouvons-nous nous en débarrasser? Pouvons-nous l'empecher? Moi je pense que non, parce qu'elle est en nous - et "pour de bon". C'est nous qui craignons cette taupe qui accuse les consciences. Et je pense également que nous ne la refoulerons pas. Ou du moins nous ne la refoulerons pas en oubliant le passé ou en adoptant a son égard une attitude défensive. Il nous faut en toute sincérité, en toute honneteté, affronter les questions sur la coresponsabilité. Il n'y a pas a le cacher: c'est l'une des plus douloureuses questions que nous ayons a affronter. Je pense tout de meme que nous devrions absolument la prendre en considération.

Face a cette question, nous - en tant que Polonais - nous ne sommes pas seuls. Et cela peut nous aider. Non parce qu'on se sent mieux quand on bat sa coulpe collectivement. Qu'on dilue ainsi sa faute, que cette faute, en quelque sorte, s'atténue... C'est plutôt qu'on pourra mieux la comprendre. Comprendre aussi bien notre faute que pourquoi nous la fuyons. Nous avons lu récemment ce qu'on a écrit sur la visite que le Saint-Pere a rendue a la synagogue de Rome. Nous connaissons aussi les documents de l'Église ou - déja du temps de Jean XXIII - on a de nouveau et, espérons-le, définitivement réfléchi au rapport des chrétiens avec les Juifs, ou plutôt: du christianisme avec le judaisme. Dans cette allocution et dans ces documents une chose frappe d'emblée. Ils ne se préoccupent ni de peser les fautes ni d'examiner les raisons (sociales, économiques, intellectuelles ou Dieu sait quoi) qui ont fait que les chrétiens ont regardé les Juifs comme des ennemis, des gens nuisibles ou des importuns. En revanche, il est clairement dit que les chrétiens (et l'Église) se sont trompés. Ils n'avaient aucun droit ni aucun motif pour considérer les Juifs comme un peuple "maudit", un peuple responsable de la mort du Christ. Un peuple, par conséquent, qui "devait" etre écarté, isolé, exclu de la communauté.

Si cela s'est tout de meme produit, c'est que les chrétiens étaient trop peu chrétiens... On ne dit donc pas: nous "devions" nous défendre, nous ne "pouvions" sauver les Juifs ou les considérer comme des freres. On ne mentionne meme pas de données qui pourraient constituer une circonstance atténuante. Or il existe quelques données de cet ordre. Tout de meme, l'antiquité déja n'aimait pas les Juifs (en tant que monothéistes). Au moyen âge, le ciment de l'Europe était l'unité religieuse... L'Église était généralement plus indulgente aussi que les laics régnant. Mais tout cela ne modifie pas la substance des choses. Et doit donc etre omis. On souligne plutôt que la regle ecclésiastique attisait la haine des Juifs et les maintenait dans l'humiliation et l'isolement... En un mot, les documents contemporains ne  tendent pas a blanchir le passé, ne débattent pas des circonstances atténuantes. Ils parlent clairement du désintéret pour les devoirs de fraternité et de miséricorde. Ils laissent le reste aux historiens. C'est justement en cela que réside la magnanimité chrétienne de ces déclarations.

Je pense que dans notre rapport au passé judéo-polonais nous devrions imiter cette attitude. Cesser de nous défendre, de nous justifier, de marchander. De souligner ce que nous ne pouvions faire, pendant l'occupation ou autrefois. De rejeter la faute sur la subordination politique, sociale, économique. Nous devrions dire d'abord: oui, nous sommes coupables. Nous avons reçu les Juifs dans notre maison, mais nous les avons logés dans la cave. Lorsqu'ils voulaient entrer dans une piece, nous leur promettions de les y laisser pénétrer s'ils cessaient d'etre Juifs, s'ils se "civilisaient" comme on disait au XIXe siecle, et pas seulement en Pologne, c'est clair. Les esprits les plus éclairés, Orzeszkowa, Prus, pensaient ainsi... Ils se sont trouvé parmi des Juifs prets a écouter ce conseil. Mais nous avons alors commencé a parler de l'invasion des Juifs, du danger qui nous guette lorsqu'ils s'infiltreront dans la société polonaise! Nous avons commencé - comme Dmowski l'a écrit expressis verbis - a poser des conditions, comme par exemple celle-ci: on ne eut reconnaître comme Polonais que les Juifs qui collaboreront a la limitation des influences juives. Pour parler simplement: ceux qui se retourneront contre leurs proches, contre leurs parents! Enfin, nous avons perdu la maison et dans celle-ci l'occupant a commencé a tuer les Juifs. Leur avons-nous apporté une aide solidaire? Combien d'entre nous ont estimé que ce n'était pas leur affaire! Il y a eu aussi ceux (et j'omets les vulgaires bandits) qui se sont secretement réjoui qu'Hitler ait réglé pour nous le "probleme" juif... Nous n'avons meme pas su accueillir et respecter les rescapés, alors qu'importe s'ils sont amers, égarés, peut-etre importuns aussi.

En un mot, au lieu de marchander et de nous justifier, nous devrions d'abord songer a nous-memes, a nos propres péchés ou a nos propres faiblesses. Cette révolution morale, justement, dans la relation polono-juive du passé est indispensable. Elle seule peut purifier progressivement la terre contaminée. Ce qui est aisé en paroles est pourtant difficile en pratique. Car la conscience sociale du probleme doit changer. Nous exigeons des Juifs (ou bien de leurs amis) une appréciation prudente, honnete de notre histoire commune. Nous devrions pourtant d'abord reconnaître notre faute et demander le pardon. Et au fond ils n'attendent que cela - s'ils attendent. Je me souviens d'une allocution émouvante. L'orateur a commencé par affirmer que le rapport de nombreux Juifs a la Pologne fait penser a un amour déçu. Malgré les souffrances et les difficultés - a-t-il poursuivi -, la société juive était réellement attachée a la Pologne. Car elle y avait trouvé une maison et un refuge, une possibilité d' "etre chez soi". Consciemment ou dans leur subconscient, les Juifs espéraient que leur sort s'améliorerait. Que diminuerait le poids de l'humiliation, que l'avenir serait plus clair. Les choses se sont passées autrement. Rien ne changera plus - a-t-il conclu -. Les Juifs n'ont pas et ne peuvent avoir aucun avenir en Pologne. Alors - a-t-il insisté -, dites seulement que ce qui s'est passé n'était pas notre faute. Nous ne voulons rien d'autre mais  nous ne pouvons renoncer a cet aveu.

Cela veut dire - côté polonais - admettre la faute. Mais ici, pour la derniere fois la taupe-gardienne se manifeste et demande: la faute entiere? Coresponsables aussi du génocide? J'entends déja des exclamations: comment cela? Mais enfin, au nom du ciel, nous n'avons pas pris part au génocide!

Je réponds: non, c'est vrai. Personne de sensé ne peut dire que les Polonais - en tant que nation - ont pris part au génocide. Il est vrai que des voix en ce sens se font parfois entendre. Et il convient de les prendre calmement en considération, sans verser dans l'indignation - signe de panique. Je les considere tout de meme - tout comme une importante majorité - comme non fondées. Alors, pourquoi parler de génocide? De coresponsabilité? Je réponds: coparticipation et faute partagée ce n'est pas la meme chose. On peut partager la faute sans prendre part a l'assassinat. D'abord par négligence ou insuffisance de réaction. Or, qui peut dire qu'elle a été suffisante en Pologne? Justement, parce qu'elle n'a pas été suffisante nous rendons hommage et disons notre respect a ceux qui ont pris ce risque héroique... Encore que cela sonne curieusement, il n'est pas exclu que cette faute partagée par négligence soit moins essentielle pour notre question. Car si nous nous étions conduits - par le passé - avec plus de sagesse, de noblesse,  plus chrétiennement, le génocide aurait certainement été "moins concevable", il aurait été vraisemblablement rendu plus difficile et alors il aurait sans aucun doute rencontré une opposition plus sensible. Autrement dit, les consciences dans lesquelles il a trouvé place n'auraient pas été contaminées par l'indifférence et le retour de la société (des sociétés) a l'état sauvage.

Une question surgit aussitôt: peut-on dire cela non seulement des Polonais mais aussi des Français, des Russes, de l'Europe tout entiere, de la chrétienté tout entiere. Bien sur, parfaitement d'accord. Cette faute partagée est effectivement commune. Mais pas moyen de nier que c'est justement en Pologne qu'il y avait le plus de Juifs (plus de deux tiers des Juifs a travers le monde sont des Juifs "polonais", en ce sens que leurs ancetres demeuraient sur les territoires de la République d'avant le Partage). Nous avions donc nécessairement envers eux le plus d'obligations d'ordre moral (en avions-nous la force, que Dieu en décide et qu'en déliberent les historiens). Pour nous, donc, les Juifs étaient au plus haut point le probleme, on peut meme dire le défi ou la mission que le destin nous avait réservé.

Pour revenir encore un instant a la littérature: nul autre ne l'a mieux compris que Mickiewicz. La pensée et le songe du plus grand des poetes portaient au plus loin. De maniere différente meme de la majorité des gens bienveillants a l'égard des Juifs, Mickiewicz considérait qu'Israël, "frere aîné", devait jouir en Pologne des memes privileges que tout le monde tout en conservant, cependant, le droit a ses caracteres distinctifs en matieres de religion et de mours. L'attitude de Norwid était la meme, et pour autant qu'on puisse comprendre Słowacki ne pensait pas autrement... Les plus grands, au moins, se tenaient donc du côté de la vérité et de la justice. Le reve de Mickiewicz était réellement prophétique: il avait en quelque sorte remarqué que seul un tel choix social pouvait sauver les Juifs (au moins partiellement) de l'extermination, et nous du déclin moral... Ç'aurait été un choix véritablement extraordinaire, messianique au sens propre du mot. Pourtant cela s'est passé tout autrement, car il faut tout de meme reconnaître qu'en Pologne l'antisémitisme est devenu - notamment au XXe siecle - particulierement insupportable et venimeux...

A-t-il conduit a prendre part au génocide? Non. Quand on lit ce qu'on a écrit sur les Juifs avant la guerre, quand on découvre combien il y avait de haine dans la société polonaise - on peut parfois s'étonner que les actes n'aient pas suivi les paroles. Mais ils n'ont pas suivi (ou alors, rarement). Dieu a retenu ce bras. Oui, Dieu, car si nous n'avons pas pris part a ce crime c'est que nous étions encore un peu chrétiens, qu'au dernier moment nous avons compris combien cette entreprise était satanique... Mais cela ne nous exempte nullement du partage de la faute. La contamination, la profanation de la terre polonaise a eu lieu et le devoir de purification continue de peser sur nous. Bien que - dans ce cimetiere - il ne se réduise plus qu'a cette seule chose: au devoir de regarder notre passé dans la lumiere de la vérité.

Jan Błoński (1931-2009) était historien de la littérature, traducteur et critique littéraire; il s'est surtout intéressé, entre autres, aux ouvres de Gombrowicz, Witkacy Mrożek, Miłosz et Proust. Il a enseigné en Pologne et en France. L'essai "Les pauvres Polonais regardent le ghetto" a été repris, sept ans apres sa publication dans les colonnes de "TP", dans un livre portant ce meme titre, qui comprend aussi d'autres articles consacrés aux rapports polono-juifs.

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Artykuł pochodzi z numeru TP 13/2010

Artykuł pochodzi z dodatku „Żydownik Powszechny (Francais)